1925
Au mois de janvier, je m’embarquais au Havre sur un bateau des Chargeurs Réunis, le « Liparis », commandé par le commandant DE LA MER, beau nom pour un marin, et avec cela un charmant homme et grand Marin.
J’avais à bord des compagnons agréables, entre autres, FABIANO, le dessinateur humoriste, et M. FAIVRE, représentant les maisons Gaumont en Amérique du Sud.
Je connaissais ces deux derniers, mais les autres passagers dont je fis vite connaissance étaient aussi très gentils.
La traversée fut magnifique, sans accident, ni incident, jusqu’à Vigo (Espagne), un peu mauvais temps comme il sied dans ces parages, ensuite beau temps jusqu’au bout.
Après Vigo, nous touchons Lisbonne où nous restons une demi-journée, ce qui nous permet de visiter. Je fais cette visite en compagnie de monsieur et Madame NOZIERES, deux jeunes mariés dont j’ai fait la connaissance à bord. Monsieur NOZIERES est un dessinateur en meubles qui connut sa femme pendant une mission à Rio de Janeiro qui lui avait été confiée.
Ils retournent en ce moment à Rio après avoir fait connaître la France à la jeune femme, et avoir présenté celle-ci à ses beaux-parents. Ils s’en vont le cœur un peu gros, mais leur situation est dans le Nouveau Monde. Nous visitons et faisons quelques emplettes dans des magasins : le change est assez bon pour nous, et Madame NOZIERES m’est d’un grand secours en sa qualité de Portugaise.
Nous revenons dîner à bord et nous quittons Lisbonne pour faire route directement sur Rio de Janeiro. Nous naviguons par un temps superbe, et maintenant, notre grande occupation à bord ce sont nos préparatifs purs le passage de la ligne ( ÉQUATEUR ).
Ceux qui n’ont jamais passé cette ligne et ne peuvent montrer un certificat de baptême délivré par les commissaires de bord sur les bateaux « SERONT BAPTISÉS ». Pour cela, il se forme un comité composé de passagers, car il y aura une petite fête et des frais engagés, c’est pourquoi il faut des fonds, une organisation, un règlement.
Tous réunis dans le grand salon, autour d’une grande table, nous discutons gravement, sérieusement… et nous procédons d’un président, vice-président, Secrétaire, Trésorier, Commissaires des jeux. Nous rédigeons des statuts (appel au porte-monnaie) et arrêtons ceci : « Il y aura une loterie pour augmenter la caisse.
Tout cet argent servira surtout pour les nombreuses bouteilles de Champagne qui doivent figurer au dîner. De cette façon, l’argent rentrera dans la caisse du bord. Il y aura des jeux où l’on gagnera des bouteilles de Champagne qui reviendront bien entendu sur la table, le soir. Un passager ne peut garder sa bouteille. Comme on se trouve par petites tables, les autres passagers ne pourront accepter cela sans répondre par d’autres bouteilles, etc., etc. … » Et voilà pourquoi les compagnies trouvent cette petite fête très bien et ne s’y opposent pas. Les fêtes se composent de ce que l’on fait dans les salons et que l’on appelle cotillons. Cela dure toute la journée.
Le baptême est fait par les hommes de bord costumés en marins de l’époque de Jean BART. Ils construisent une grande baille sur le pont et la remplissent d’eau de mer. Le maître de manœuvres costumé en Neptune a disparu, et on le voit tout à coup réapparaître dans un canot et sommer notre bateau de stopper. Il monte à bord, demande au Commandant ses passeports pour franchir sa ligne, fait faire quelques manœuvres abracadabrantes au commandant qui s’y prête, et donne l’autorisation de baptiser ceux qui ne le sont pas.
Le baptême.
Nous étions partis du Havre le 25 janvier 1925. Neptune fit quelques observations au commandant, car il aurait dû stopper avant de s’engager dans le royaume du dieu des eaux, enfin cela s’arrangea et on procéda au baptême dans la baille.
Presque nus deux gendarmes de Neptune attendent la fourche à la main, les patients. Derrière la baille : le Tribunal, Neptune, sa femme à gauche préside. Devant la baille, le barbier ayant comme bol à savon un grand seau, sa colle de pâte et un pinceau d’un mètre de long, les manches retroussées..… attend……… on peut dire le « condamné »…
Le patient, il faut se servir de ce mot pour ne froisser personne, arrive : on le fait asseoir. Une nappe en guise de serviette, savonnage fait dans les règles de l’art.
Le barbier ouvre son rasoir et fait trembler l’assemblée, mais heureusement… il est en bois. Quelques passes savantes sans préjudice pour les oreilles et le nez du pauvre bougre, d’un seul coup il est balancé dans l’eau et empoigné par les deux gendarmes qui achèvent la toilette, font faire des trempettes à notre homme, trempettes plus ou moins prolongées selon les recommandations qu’il peut avoir.
Il est enfin libéré, le baptême est fini et il a droit à son certificat. On passe à d’autres passagers, puis nettoyage complet du pont et on procède aux jeux. Entre temps, chacun s’esquive dans sa cabine pour faire en cachette ses préparatifs pour le dîner du soir, car chaque passager doit être costumé le soir avec les seuls moyens dont on peut disposer à bord.
Avec M. et Mme NOZIERES nous sommes costumés en chinois, utilisant nos pyjamas, nous peinturlurant la figure avec les couleurs à FABIANO, nous fabricant des nattes avec du chanvre, on en trouve facilement sur un bateau, que nous avons tressé et passé sous une petite calotte noire confectionnée par Mme NOZIERES.
Nous étions très réussis et avons eu notre succès. FABIANO était en Amiral Suisse, M. FAIVRE en pâtissier, d’autres en arabe, en république, etc. … Dîner, champagne, ensuite bal sur le pont jusqu’à 2 heures du matin.
Le lendemain, les passagers avaient la flemme, les garçons nous attendaient pour le petit déjeuner.
La traversée continua telle et nous arrivions à Rio de Janeiro un matin par un temps superbe qui nous permit d’admirer une des plus belles baies du monde, surmontée de son « pain de sucre ». Nous faisons notre entrée dans la magnifique baie de Rio avant midi.
Cette entrée est une chose inoubliable : le spectacle est grandiose. Par un temps magnifique, un éclairage assez doux – quoique sous les tropiques le soleil n’a pas cette brutalité qu’il a en Afrique – la vapeur très transparente, produite par l’échauffement des eaux des grands fleuves, réfracte les rayons solaires, et donne un éclairage des plus agréables.
Nous entrons à petite allure. Le fameux pain de sucre grossit à notre gauche, et nous passons tout près. Le collier s’offre dans toute sa beauté. La grande baie de Rio est la deuxième du monde comme splendeur.
Nous débarquons à midi avec M. et Mme NOZIERES et tous leurs bagages qu’ils déposent à la consigne ; je dois être à bord à 10 heures et ils ne veulent pas perdre un instant avec moi.
Nous entrons dans le brouhaha de Rio : peuple mélangé de Portugais et de Mexicains, et de nègres aux couleurs variées, éblouissantes.
Nous allons prendre l’apéritif à un bar où nous sommes littéralement abrutis… Nous visitons, ou plutôt, M. et Mme NOZIERES me font visiter ; s’il existe un paradis, il ne peut pas être plus beau ! Nous nous promenons au milieu des fleurs, des fleurs partout, et les gens sont comme les fleurs.
Ils s’ornent de multiples couleurs, on a l’impression qu’ils se sentent timides devant les beautés de la nature. Partout, des échappées font découvrir la baie qui vient servir de fond à des premiers plans toujours charmants. La journée se passe avec une vitesse surprenante.
Nous dînons à terre et ces braves amis m’accompagnent à bord où je leur offre le champagne ; ce sont des amis de quelques jours et nous avons du mal à nous quitter. Enfin, je promets de venir les voir à mon retour.
Sur la mer, toujours le beau temps : nous repartons.
Le 18 février 1925 au matin.
Nous arrivons à Montevideo. Nous devions repartir le soir : je passais la journée à visiter la ville qui est très belle et que j’aime beaucoup. Je trouvais une lettre de M. CASTELNAU m’annonçant qu’il partait le lendemain pour Punta Arenas devant moi, et qu’il ne me verrait peut-être pas.
Charmant ?… Il me laissait seul me débrouiller avec mes 711 kilos de bagages. Il me disait aussi qu’il y aurait un monsieur de ses amis qui m’attendrait à mon débarquement. Enfin, attendons ce monsieur et les événements !… Je rentrais le soir à bord, éreinté, ayant couru toute la journée pour ne rein perdre du temps que j’avais à passer à Montevideo : ce pays est si agréable et les gens si gentils ! Au coucher du soleil, nous partions en direction de Buenos Aires.
De Rio il y a une nuit. Pour la traversée du Rio de la Plata on marche entre un balisage, car cette rivière charrie continuellement du sable et doit être constamment draguée. Nous arrivons le lendemain matin à 10 heures. Je ne débarquais que deux heures après à cause des formalités argentines.
Après toutes ces formalités, j’ai enfin la joie de débarquer. Je tombe dans les bras de M. CASTELNAU qui a tout de même le temps de venir me voir, ne s’embarquant que dans l’après-midi.
Il me présente M. CARAGUEL qu’il me donne comme pilote, je me serais bien piloté tout seul, mais c’est son idée, et il est le chef de mission… nous passons la douane pour les colis à main, et les gros restent là, car pour ceux-ci ce sera une autre affaire à régler plus tard.
Nous déjeunons en vitesse à l’hôtel Jeanne d’Arc avenue Avenida de Mayo, et nous conduisons M. CASTELNAU à bord de « l’Asturiane ». Le bateau part à 16 heures : bon voyage. Je le rejoindrais dans huit jours. Me voilà seul avec M. CARAGUEL dont je prends congé, lui donnant rendez-vous pour demain matin à la douane.
Je rentre tout doucement à pied à l’hôtel : j’avais eu soin de repérer mon chemin à l’aller, d’ailleurs l’orientation est très facile à Buenos Aires, la ville est construite en carré, comme à New York. Il fait une chaleur torride, nous sommes ici en plein été. Je traverse les jardins et arrive à la magnifique place Avenida de Mayo. Je monte l’avenue jusqu’à l’hôtel ou je rentre me changer et dîner. Puis je repars faire un tour, remontant Rivadavia et une bonne partie de ses grandes avenues transversales. Je rentre me coucher vers minuit.
Le lendemain matin, je vais à la douane : cela ne va pas s’arranger tout seul. J’ai beau discuter avec l’aide de mon interprète faisant remarquer que mes colis ne doivent pas être ouverts et doivent passer en transit pour le Chili, ils ne veulent rien savoir : ils exigent de l’argent.
Mon homme ne se débrouille pas très bien quoiqu’étant du pays ; il prend un agent en douane, ce que j’aurais bien pu faire moi-même, et je résume cette histoire. L’affaire a traîné huit jours jusqu’à mon départ, et a coûté près de 10 000 francs.
Je m’occupais dans la journée de retenir mon passage sur le « Comodoro Rivadavia » qui partira dans huit jours; puis promenade dans la ville, et le soir je me couchais encore très fatigué, la chaleur étant vraiment très accablante. Le lendemain, j’allais déjeuner à la campagne chez M. JOLY, Directeur de l’Agence Gaumont à Buenos Aires, accompagné de M. FAIVRE bien entendu, il était le provocateur de cette invitation.
Madame JOLY nous avait préparé un gentil petit déjeuner dans le jardin de leur villa, un déjeuner à la française. Personnes charmantes, journée très agréable. Je rentrais à la ville avec M. FAIVRE qui m’y fit faire encore quelques promenades.
Chaque jour, je parcourais Buenos Aires, souvent accompagné de M. FAIVRE, m’occupant le matin de la douane jusqu’au jour du départ. J’assistais pendant mon séjour au Carnaval, avec le défilé des voitures, défilé traditionnel, sur l’Avenida de Mayo.
27 février 1925.
Enfin, le matin, jour de mon départ, j’en finissais avec la douane et j’embarquais tous mes bagages. Cela avait coûté cher et j’en sortais tout déplumé. Cette petite histoire avait coûté près de 8.000 francs avec le change.
Nous levions l’ancre vers 3 heures. Nous passons devant Rio de la Plata, sortons de la rivière et prenons le large. Nous faisons route vers le Sud ayant la côte à notre droite avec Rio de la Plata qui se silhouette sur un ciel de plus en plus noir, un fort orage comme on en voit dans ces mers du Sud nous menace.
Au-dessus de nous un ciel pur, autour de la masse de gros nuages, quelques rayons du soleil couchant s’échappent avec des nuances qui vont jusqu’au violet encre. Et quand tout est devenu tout noir, l’orage éclate avec une violence inouïe.
La foudre tombait de tous les côtés à la fois, ce n’était que du feu. Puis cette masse de nuages nous donnant l’impression d’une grosse boule de feu et le crachant sur son chemin se déplaçait vers le nord, semant toujours son feu sur la mer. Le soleil se découvrit tout à coup pour disparaître soudain sous l’horizon. Et Rio de la Plata reprit son calme et l’orage disparut à nos yeux, fuyant à l’horizon nord.
3 mars 1925.
Sans incident, nous arrivions au pays du pétrole. La côte de Patagonie n’est pas très intéressante : pays désertique sans transcendance, Rivadavia sera le port le plus important que nous trouverons. Ce sont les puits de pétrole qui lui donnent son importance. Nous ne restons que quelques heures pour débarquer et embarquer de la marchandise, et nous repartons au coucher du soleil.
Commodoro – Rivadavia : nous ne débarquons pas. Vue du bateau, la ville a l’air d’une vaste usine. Des entrées de puits en quantité, de la fumée, du feu. On aperçoit du bord le pétrole qui coule dans les rues. Ce centre pétrolier est très important, il est question d’agrandir le port.
D’ailleurs nous avions à bord le général russe qui construisait la défense de Port-Arthur et que nous débarquons ici, car il est envoyé spécialement pour faire l’étude d’un plan de port fortifié à Commodoro Rivadavia, ainsi que l’étude d’un moyen de faire arriver le pétrole par canaux ou canalisations jusqu’à Rio de la Plata.
Nous repartions le soir et naviguions toute la journée du lendemain, ayant toujours un peu vue sur la côte qui est du reste sans intérêt. Pays aride, désolé. À l’intérieur, comme je l’ai vu plus tard, il y a du bétail en masse, ce qui fait la valeur du pays et l’anime au point de vue paysage ; mais la côte donne l’impression d’un affreux bled.
Le 4 mars 1925.
Nous arrivions à Saint-Julian, petit port : quelques baraques aussi désolées que le reste. Débarquement de marchandises et rembarquement, ce qui donne le temps d’aller un peu à terre me dégourdir les jambes, mais il n’y a guère de promenade ni de chose intéressante à voir.
Le 5 mars 1925.
Descados, port et pays de même goût, même genre de promenades et nous repartons. La passe est un peu difficile, ce qui donne un peu d’attrait à ce coin.
Le 6 mars.
Santa Cruz.
Le 8 mars 1925.
Gallégos, dernier port avant d’entrer dans le détroit. Passe assez difficile, paysage un peu moins monotone : on sent déjà l’approche du détroit.
À l’entrée de la passe, une petite île remplie de pingouins, les premiers que je vois. Manœuvres assez difficiles et nous mouillons devant Gallégos.
Je descends faire ma petite promenade habituelle à terre. Toujours mêmes baraques et rien de bien intéressant. Nous partons le soir et arrivons le lendemain après-midi dans le magnifique détroit de MAGELLAN du nom du célèbre navigateur français qui en 1520, le découvrit en cherchant un raccourci pour arriver au Pays des Épices.
C’est là qu’est situé l’archipel de la « TERRE DE FEU » ainsi nommé parce que les premiers navigateurs y aperçurent de nombreux feux, et qui s’étend du 53° au 56° latitude sud, et du 66° au 77° longitude ouest (de l’ancien méridien de Paris).
Nous étions à mi-chemin de Punta Arenas comme le soleil se couchait. Le long crépuscule de ces régions commença avec toutes ses teintes de l’ultraviolet à l’infrarouge, venant avec une progression lente sur ces paysages de toute beauté.
Nous commencions à voir toute la gent ailée de ces parages depuis le pingouin (manchot) en passant par le fameux canard-vapeur, jusqu’au puissant albatros. Nous apercevons aussi quelques phoques, et courant et sautant autour de notre bateau des centaines de dauphins. Nos yeux ne savent plus où regarder. Tout est beau, majestueux dans cette belle nature.
Nous arrivons à Punta Arenas. M. CASTELNAU, dans une embarcation, se trouve à notre mouillage dans le port, je ne suis plus seul enfin. Il me présente PAGELS qui sera notre pilote pour la Terre de Feu.
Ce dernier reconnaît et prend en charge mes bagages qu’il débarquera, et nous allons à terre. Nous dînons à l’hôtel de France et causons de notre grande expédition qui va commencer. Ensuite, nous allons faire un tour dans le pays pour prendre contact et je vais me coucher.
Je vais pouvoir me délasser quelques jours à terre, car nous ne partirons pas avant une huitaine de jours. Punta Arenas, petite ville qui termine la pointe américaine au sud de la presqu’île de Brunswick, est un port très important.
Placé au milieu du détroit de Magellan, les bateaux passant de l’Atlantique au Pacifique ou vice versa, s’arrêtent à Punta Arenas pour se ravitailler et pour le commerce avec le Chili et surtout avec l’Argentine pour la laine et les moutons (ce sont les Anglais qui détiennent le plus fort trafic, pour ne pas dire tout).
Toutes les terres autour et plus au sud de l’autre côté du détroit font l’élevage du mouton, les plus beaux moutons du monde. Il vient aussi à ce port, du nord, du gros bétail pour le frigo.
Il y a un établissement frigorifique tout près du port, et il s’en expédie de petites quantités, mais ce commerce est plutôt réservé à Buenos Aires. Les frigos sont à Rio de la Plata où arrive de tous les côtés de l’Argentine le bétail, où les bateaux chargent à jet continu : Punta Arenas c’est le mouton.
La ville est animée comme tout port à gros trafic. La population est mélangée de chiliens (quoiqu’au Chili , ce ne sont pas les Chiliens qui détiennent la majorité), Argentins, Espagnols, Anglais (en grand nombre) et un tout petit peu de Français.
La ville est légèrement en amphithéâtre ; les bas quartiers vers le port sont les mieux, quelques beaux immeubles, des banques, des hôtels, quatre pompes à incendie du dernier modèle fournies par quatre pays, France, Allemagne, Chili, Argentine ; les pompiers sortent de sociétés, des jeunes gens de chacun de ces pays.
L’ensemble de la ville est disposé en quadra, c’est-à-dire chaque pâté de maisons fais 100 mètres de côté, à la mode de New York. Trois ou quatre quadras en montant la place Magellan avec la statue du grand navigateur au milieu d’un petit square.
En continuant à monter, on entre presque aussitôt dans les quartiers chiliens plus populaires ; deux kilomètres à monter, la ville finit, c’est la campagne ou pour mieux dire la prairie à végétation inextricable.
LA TERRE DE FEU
(Carnet de route)
Mardi 10 mars 1925
Présentations, visite au consul de France M. BEAULIEU et ensuite à M. SIEGER, français tenant un commerce de boucherie à Punta Arenas. Il avait quitté son commerce pour venir en France à la déclaration de la guerre. Capitaine plusieurs fois cité. M. CASTELNAU avait été recommandé à lui, et il nous aida largement pour l’organisation de notre mission. Il nous donna pour partir avec nous un de ses employés, M. MAYERGA pour nous servir d’interprète.
Mercredi 11 mars 1925
Nous retirons nos 33 colis à la douane avec beaucoup plus de facilité au Chili qu’en Argentine. Les Chiliens comprennent que nous sommes en mission scientifique et non pour faire du commerce, et cependant ici nous débarquons pour rester au Chili, alors qu’en Argentine, nous ne faisions que passer en transit. Notre départ sera retardé de quelques jours, il nous reste beaucoup à faire, heureusement nous sommes aidés. Nous devons prévoir des provisions de vivres au moins pour quatre mois, ainsi qu’une grande provision d’essence.
Samedi 14 mars 1925
Le bateau est arrêté, c’est le « Jupiter », un cotre de neuf tonneaux nous partirons le 16 avec PAGELS, un allemand renommé comme navigateur pour ces régions et qui nous a été conseillé par le Consul et M. SIEGER ; en terme espagnol, ce sera le « pratico », pilote, de la mission.
Lundi 16 mars
Cette journée allait être réservée à l’embarquement. De bonne heure nous étions sur le quai. Devant la pyramide de colis, je me demandais si jamais tout cela pourrait tenir dans le ventre du Jupiter, pourtant c’était un cotre de 9 tonneaux, bien ponté et taillé pour la marche, d’ailleurs il servait habituellement à la chasse aux dauphins.
Je vais essayer sans croquis qui en dirait bien plus long de démontrer la forme du bateau et notre installation à bord parmi les bagages. Le Jupiter faisait environ 10 à 12 mètres de long sur 3 à 4 mètres de large. La cale arrière contenait un moteur diesel de X chevaux et un fourneau à bois pour notre cuisine; elle servait de dortoir au capitaine et au mécanicien, le capitaine se chargeait de la cuisine.
La cale avant contenait les bagages, nous et le reste de l’équipage. Le bateau était mâté, une voile venait aider le moteur et même le stopper quand le vent était pour nous.
Nous étions huit à bord : M. CASTELNAU, moi LE SAINT opérateur, M. MAYERGA interprète, PAGELS « pratico » c’est-à-dire organisateur pilote responsable de l’expédition et de la route au point de vue navigation, tandis que le capitaine était responsable du bateau, deux rôles pas très bien définis, un matelot et un novice.
Après bien du travail et de nombreux plans, dans la soirée le bateau était chargé. Il ne restait plus pour le lendemain que les bidons d’essence et la viande fraîche que l’on embarquait au dernier moment.
Mardi 16 mars 1925
À midi tous les bidons étaient chargés, disposés très ingénieusement autour du bateau, lui faisant une ceinture intérieure. Nous avions pu en réduire le nombre, assuré d’en trouver à Uschaïa, après le déjeuner on embarquait deux moutons que l’on nous tua au dernier moment et que l’on accrocha au mat, puis le plus possible de légumes frais et on prit le départ à 14 heures.
Nous avions décidé de partir ce jour, il fallait le faire quitte à mouiller un peu à quelques milles, ce qui arriva du reste. Nous étions en mars, nous avions déjà trop tardé.
C’était sur cet hémisphère exactement l’inverse de chez nous comme saison, par conséquent la fin de l’été, dans trois ou quatre jours l’automne avec la diminution rapide des jours. Après les adieux, nous larguions les amarres et gagnions le milieu du détroit, vent dans le nez et fortement secoué, mais nous jugions tout de suite avec M. CASTELNAU que nous avions un bon bateau.
Le seul point noir c’était vraiment le trop peu de confort, surtout pour la manipulation de nos films. J’ai dit que le capitaine et le mécanicien couchaient dans la cale arrière près du moteur. Nous restions donc six à nous loger à l’avant. Il y avait tout à fait à l’avant, à tribord et à bâbord, deux loges, deux trous dans lesquels on avait mis deux peaux de mouton, c’étaient nos couchettes ; j’avais celle de tribord et M. CASTELNAU celle de bâbord, tous les bagages étaient dans le fond.
Il ne nous restait plus par conséquent de hauteur, il fallait nous tenir à genoux et baisser légèrement la tête pour nous tenir dans ce trou. Les quatre autres couchaient sur des matelas installés sur des colis. Pour tout ce que nous avions à faire, soit pour le chargement de nos boîtes de films, soit pour nous déshabiller ou nous tenir à l’abri nous ne pouvions nous tenir qu’à genoux dans cette cale encombrée outre mesure.
La nuit venue, nous mouillons dans la petite baie de Rio los Carnellos bien abritée et nous passons notre première nuit dans un coin calme. Nous fîmes aussi notre premier repas à bord. Notre capitaine nous prépara un morceau de mouton aux haricots succulents, je n’avais jamais si bien dîné à Punta Arenas.
Mercredi 18 mars 1925
Nous quittons la baie de Rio los Carnellos à 5h15 du matin, mettant le cap sur Froward (détroit de Magellan). Nous passons devant Punta Canera, Punta San Anna, Rio San Juan, Punta del Arbol, puis San Isidro où nous mouillons pour une petite réparation au moteur. Nous aurons ces petits inconvénients du moteur pendant quelques jours, mais notre mécanicien aura vite fait de le mettre au point.
Il faut dire aussi que nous avons vent debout et que le bateau est chargé. Nous déjeunons de mouton et de légumes frais. La vaporisation constante de l’eau de mer par les embruns, et l’extraordinaire pureté atmosphérique de ces régions feront que nous irons jusqu’à la fin de nos moutons sans que la viande ait le plus petit goût.
Ayant d’autres provisions, poulets, lapins, etc., nous les avons fait durer trois semaines. Nous passons le plus de temps sur le pont étant encore incommodé à l’intérieur par l’odeur infecte des marsouins ; quelques jours après, nous étions habitués et ne sentions plus rien. Nous prenions nos repas dans la salle des moteurs, le capitaine debout à son fourneau nous servait, quand il faisait beau nous mangions dehors.
Le moteur tourne, nous quittons San Isidro remettant le cap sur Froward. La mer est forte, les courants sont durs, nous prenons le coup de tabac. Le paysage est de toute beauté, la végétation sauvage, inextricable comme la forêt vierge, la côte déchiquetée, rongée par cette mer plus forte que partout sur le globe ; les arbres couchés vers l’est, leur cime touchant presque le sol, les vents violents et continus de l’ouest les empêchent de se relever.
Tout cela est grandiose. La nature nous montre sa puissance que l’on juge d’un seul coup d’œil. La main me démange de tourner, mais il faut réserver nos films, d’autant que ce serait folie, ballottés comme nous le sommes.
Nous croisons le « Trapaca » qui se rend à Punta Arenas, il marche à bonne allure ayant le vent pour lui. Comme le temps est trop mauvais, nous ne pouvons doubler le cap Froward ce soir, et nous mouillons à 15h20 dans la baie Santa-Rosa sans pouvoir aller à terre.
Jeudi 19 mars 1925
Nous levons l’ancre et quittons la baie de Santa-Rosa à 6h30. terriblement tabassés nous doublons le cap Froward à 8h30 ; le cap, extrémité sud du continent sud-américain s’élève à pic de la mer. Après l’avoir doublé plus à l’abri, nous trouvons plus de calme. Nous passons la baie Sung et nous allons mouiller à 16h45 à Port-galant que nous ne dépassons pas à cause du temps et de l’état de la mer furibonde.
En somme, la tactique de PAGELS est d’aller de cap en cap serrant les côtes quand le vent le permet pour avoir le plus d’abris. On évite le plus possible, pour le moment surtout, de s’engager dans le milieu du détroit : nous avons pu juger déjà les qualités incomparables de ce marin et de ses compagnons qu’il a su choisir.
Enfin, nous allégeons chaque jour le bateau par la consommation d’essence et de vivres. Nous mettons le canot à la mer et nous pouvons enfin aller nous dégourdir un peu à terre, nous en profitons pour faire des provisions d’eau douce et de bois. Je prends quelques vues de montagnes de l’autre rive avec les premiers plans de mer.
Samedi 21 mars 1925
Départ de Gercor à 5 heures du matin. Toujours panneaux fermés : mauvais, très mauvais temps. Une heure après nous sommes obligés de venir nous réfugier dans la baie de Haunant : il était temps que nous nous mettions à l’abri, la tempête fait rage. Nous aurions mieux fait de rester à Gercor, l’abri ici n’est pas aussi sûr.
Nous dérapons sur l’ancre, nous sommes obligés de doubler les amarres. Le vent s’apaise un peu vers le soir, mais les hommes veillent tout de même à tour de rôle toute la nuit.
Dimanche 22 mars 1925
Le calme après la tempête, une saute de vent dans la nuit et le temps est passé brusquement au beau. C’est un calme qui sera de courte durée. PAGELS le sait et vers 6 heures du matin, après nous être assuré que nous avions le temps de passer, nous larguons tout et franchissons en vitesse le mauvais passage débouchant en plein sur le Pacifique (sortie du détroit de Magellan).
Par conséquent, nous doublons le cap Tamar et traversons la baie Beaufort avec une bonne brise qui nous permet de nous aider de la voile. Ce calme relatif, car nous n’avions pas franchi cette découverte sur l’océan sans être secoués, c’est exceptionnellement rare dans cette région. À 13 heures, nous entrions dans le canal Schmith tout à fait à l’abri, le capitaine put enfin s’occuper d’allumer son fourneau, ce que l’ont attendaient impatiemment, nous trois, les passagers qui n’avaient pas participé à la manœuvre.
À 14 heures, un bon morceau de mouton aux pommes nous fit oublier la petite inquiétude de ce passage, nous ne pensions pas qu’un coup de mauvais temps pouvait nous obliger à nous réfugier dans un mouillage et nous retarder. Nous passons à côté du « Renoir », épave d’un bateau anglais naufragé ; nous allons mouiller dans la baie d’Ouaké à 18 heures où nous trouvons un campement d’Indiens Alakaluf; cela fait tout à fait notre affaire et nous décidons de parlementer avec eux. Nos hommes veillent à tour de rôle cette nuit là encore.
Lundi 23 mars 1925
Le lendemain matin, nous allons à terre et entrons en pourparlers avec ces brutes. Il y a là une famille d’une dizaine d’individus et des chiens dans une petite crique où il y a à peine de quoi se retourner.
PAGELS et MAYERGA essayent avec quelques mots d’Espagnol de leur demander de mettre leur pirogue à l’eau et de nous suivre dans un endroit plus découvert.
M. CASTELNAU distribue des cigarettes et de l’alcool et lui seul est bien accueilli, mais cela ne les décide pas à quitter leur antre. Une fois à notre bord, nous montrons de loin de l’alcool, essayant la formule du chien que l’on fait suivre par un morceau de sucre, mais quoique gourmands d’eau de feu, ils ne se laissent pas prendre à notre piège.
Bien entendu, pendant toutes ces scènes je n’avais pas perdu mon temps, tournant à tour de bras, un peu gêné par les chiens qui me faisaient mauvaise figure, mais le novice du bord me protégeait un bâton à la main.
À quelques mille plus au nord se trouvait un dépôt de charbon pour les navires en détresse, assez fréquents dans ces mauvais parages, ce dépôt était gardé par deux marins chiliens dont le supérieur habitait une petite baraque à plusieurs pièces avec sa femme, son matelot couchait dans une des chambres. En même temps qu’ils étaient chargés de la garde du charbon, ils assuraient la police et exerçaient une surveillance sur ces Indiens devenus les pirates de ces régions, pilleurs d’épaves et prêts à tout pour avoir de l’alcool.
Ils avaient avec eux un de ces Indiens et sa femme, un peu plus civilisé que les autres et comprenant un peu l’espagnol; ils leur servaient d’interprètes et de service de renseignements.
PAGELS était au courant de tout cela et après nous confia ces renseignements. Après nous être entendus, M. CASTELNAU décida de partir et d’essayer de s’arranger avec ces gens.
À 12h40, nous quittions Ouacha et une heure après, nous débarquons à Müno-Gamero devant la maison du gardien. Il nous attendait, nous avions été déjà signalés. Il nous reçut admirablement bien et nous décidions, moyennant une rétribution, que nous débarquerions des vivres, que la femme nous ferait à manger pour tous, que M. CASTELNAU, MAYERGA et moi coucherions chez eux, le reste de la troupe restant à bord, et qu’il allait s’occuper tout de suite de nous faire venir la famille d’Indiens afin de leur faire installer leur camp à côté de nous.
Vers cinq heures, il partit avec son indien sur le Jupiter et à huit heures et demie du soir, le Jupiter rentrait avec trois pirogues en remorque. On laissa les Indiens monter leurs huttes cent mètres plus loin, à l’endroit que leur avait désigné le gardien. Ce soir-là on fit bombance chez le gardien, ce qui, je crois, ne lui était jamais arrivé, les meilleures conserves furent servies comme entrée, le gardien avait des poulets et des moutons, on lui laissa le soin de la viande fraîche.
Ils étaient heureux de trouver des conserves, nous préférions les œufs, poulets, poissons, etc.… Qu’ils nous servaient : nous aurions assez besoin par la suite d’utiliser les conserves. Ils avaient un chien, sorte de saint-bernard, que l’on ne rencontre d’ailleurs pas dans ces régions : ce devait être un rescapé d’un bateau naufragé.
Je ne sais pourquoi ce chien me prit tout de suite en amitié, ne me quittant pas, couchant au pied de ma couchette la nuit, se faisant mon garde du corps; il me fut utile, car les chiens indiens m’en voulaient toujours, et venaient en sournois derrière moi quand je tournais, mais Cabo de Hornio, Cap Horn (c’était le nom de mon nouvel ami) veillait, les chiens indiens le craignaient. J’étais donc tranquille, tranquille aussi du côté des indiens qui venaient rôder autour de notre chambre, espérant chaparder quelque chose, mais Cap Horn était là, quand il grognait, ils se sauvaient, ayant déjà fait connaissance avec ses crocs… Ils rôdaient aussi autour du bateau, mais de ce côté il y avait PAGELS.
Albert PAGELS mesurait au moins 1m80, fort comme un taureau, quand il se montrait toute cette clique se sauvait. D’autant plus qu’à leur arrivée, le gardien leur avait confisqué les quelques armes à feu qu’ils avaient.
J’oubliais de dire que ce gardien avait deux petits enfants qui vivaient avec leurs parents dans cette région sauvage. Ils étaient de Punta Arenas, on les relevait à peu près tous les quatre mois de cette fonction, mais contrairement à d’autres qui laissaient les enfants au Pays, ils ne s’en séparaient pas et les petits se portaient bien.
Mardi 24 mars 1925
Cette journée passa au débarquement des vivres prévus pour une huitaine de jours, cela nous donnait un peu plus de place dans le bateau, et au débarquement du matériel. On aménagea à terre dans une cabane, une petite chambre noire où je m’occupais à décharger mes magasins de films tournés et à refaire le plein de mes pellicules.
J’étais heureux de pouvoir faire ce travail à terre, car cela était la plus grosse difficulté que j’avais à bord ; en effet, pour la conservation des films, j’avais un emballage dans des boîtes en fer, doubles et soudées. Il fallait donc que je dessoude pour avoir le film vierge, le film impressionné remis à sa place je devais ressouder immédiatement.
Ce travail qui n’était qu’un jeu à terre était loin d’être facile à bord. MAYERGA et le marin m’aidèrent et ces opérations furent vite terminées. J’en profitais pour employer les dernières heures du jour à tourner quelques scènes d’enfants Alakalufs que je surprenais dans un coin de bois et qui se sauvèrent aussitôt, mais j’avais ce que je voulais. Puis avant le coucher du soleil, je prenais les femmes allant à la pêche aux moules, ces moules atteignent jusqu’à vingt centimètres de long, pour la nourriture de la tribu.
Mercredi 25 – jeudi 26 – vendredi 27 mars 1925
Travail avec les Indiens.
Trois jours difficiles qui peuvent se raconter en une seule journée. Nous étions obligés de recommencer toujours la même chose avec ces êtres qui nous opposaient la force d’inertie. Ce que nous avons fait dans ces trois jours aurait pu être fait en deux heures. Pour compléter les scènes que nous avions prises sur le vif, et celles que nous pourrions prendre par la suite, il nous fallait montrer au public, comment ils montaient leurs huttes, comment ils construisaient leurs pirogues, et différents détails que nous ne pouvions avoir qu’à l’aide de leur bonne volonté.
Cette bonne volonté il fallait l’acheter à chaque fois d’un verre de « grappa », alcool épouvantablement fort qu’ils avalaient comme du petit lait.
Samedi 28 mars 1925
Continuation du travail avec les Indiens. Nous sommes toujours obligés de stopper vers le milieu de la journée parce que toute la bande est saoule. Ils font boire de l’alcool même aux enfants en bas âge. Nous avions essayé de leur faire des cadeaux d’objets divers que nous avions apportés et des vivres, mais rien d’autre que l’alcool, d’ailleurs le gardien nous avait prévenus, rien d’autre ne peut réussir auprès d’eux.
Après les scènes de pirogues mises à l’eau, passage dans différents coins de ces magnifiques décors, scènes de débarquement. On les envoie chercher le bois qui servira à la construction de leurs huttes dans les endroits où ils vont le chercher habituellement, et ce ne sont pas les meilleurs ! De la mousse où l’on enfonce jusqu’aux genoux.
Que de fois j’ai hurlé, courant derrière eux et au moment où je voulais saisir une scène, je n’arrivais pas assez vite à mettre mon appareil d’aplomb dans cette mousse élastique. Je pris aussi leurs repas dans leurs huttes. Après tout cela, on essaya des scènes de nuit avec des torches de magnésium, et je mettais le feu accidentellement à une hutte, quand je vis venir à moi une femme comme une furie, me criant : « Fuego rocca, fuego rocca !… » que l’on pourrait traduire aux paroles et aux expressions : il a mis le feu à la baraque, il faut le tuer.
Je la visais avec mon revolver, puis Cabo de Hornio, à côté de moi et toujours vigilant, grogna : elle s’arrêta net et retourna vers les siens, je crois que le chien avait fait beaucoup plus d’effet que mon revolver. Le gardien attrapa le chef, et bien qu’ils restassent tranquilles nous nous apercevions que nous avions perdu leurs bonnes grâces en mettant le feu nous-mêmes à une de leurs huttes, alors qu’ils se réservent à eux seuls ce soin à chaque fois qu’ils quittent un emplacement.
Après une heure d’explication, l’indien interprète arrangea un peu les choses, mettant comme condition une forte distribution de grappa. Le soir, sous la grande hutte, il y eut une orgie que l’on regarda du dehors ayant écarté les peaux de phoques sans même qu’ils s’aperçurent de notre présence, orgie qu’il est impossible de décrire ici.
Dimanche 29 mars 1925
Le matin, je me lève de bonne heure, heureusement, car j’aperçois nos Indiens qui nous faussent compagnie et mettent déjà leurs pirogues à l’eau. Je bondis sur mon appareil et j’ai le temps de les prendre au moment ou le chef met le feu à ce qui reste de huttes : je tourne leur embarquement et leur départ.
Ce départ rapide était la suite de l’histoire de la veille, mais nous avions fini avec eux. Notre gardien leur fit dire de faire attention de ne pas revenir dans ces parages, car il ne les ménagerait pas, Cabo de Hornio leur fit la grimace.
Dans la journée, je travaillais avec mes deux aides au chargement et au déchargement des magasins et à la soudure des boîtes terminées après double isolement. Ces dernières ne seraient plus ouvertes qu’à Paris. Nous avions emporté une grosse caisse de fusées de magnésium pour les scènes de nuit éventuelles, mais ayant ouvert les caisses pour les quelques prises sur les Indiens, je m’étais aperçu que les trois quarts étaient éventées.
Le magnésium s’était répandu dans la caisse et de plus l’eau avait pénétré, l’emballage ayant été très mal fait par la maison qui nous avait fournies et livrées au moment du départ.
Cela devenait dangereux à notre bord, et nous décidions de nous en débarrasser en essayant de les utiliser pour un effet sur cette côte sauvage. Choisissant un coin de bois épais sur le bord de la mer on répandit torches et poudre au milieu de ce bois inextricable. J’étais prêt avec mon appareil, et quand j’eus donné le signal, nos hommes disposés autour, chacun une torche à la main, les allumèrent et les jetèrent au milieu de ce bois. Ce fut un embrasement de toute beauté, une vraie féerie, mais j’avais l’impression que cela ne rendrait pas très beau à l’œil, je sentais un éclairage trop jaune à cause de l’humidité. Quand tout fut fini, c’est à peine s’il y avait quelques arbres brûlés, tant ces terres sont humides.
Lundi 30 mars 1925
Notre dernière journée à Muno-Gamero. Je partais le matin de bonne heure pour une excursion dans les terres. C’était un des seuls coins où nous pouvions tenter cela. Après de grandes difficultés, nous enfonçant parfois jusqu’aux reins pour gagner le pied d’une montagne à deux kilomètres seulement d’où nous étions, il nous fallut deux heures pour les franchir.
Nous grimpions à deux cent mètres environ d’altitude, je pus prendre des vues d’ensemble magnifiques de ce point pour situer l’endroit. Pendant notre absence, M. CASTENAU avait fait préparer un repas d’adieu, car à15h20, debout sur l’avant du Jupiter, nos fusils en main, solennellement, nous hissions le pavillon français à notre mât, déchargions nos fusils sans interruption.
Le gardien et son marin de terre nous saluaient de salves non moins bruyantes, la femme agitait un pavillon français et chilien, à notre tour, nous hissions le pavillon chilien, nous quittions Muno-Gamero.
C’est les larmes aux yeux que nous nous séparions de ces braves gens. Nous partions vers la grande aventure du Sud, l’ île Horn qui était notre objectif. Nous mouillons à 17h20 dans l’île Richard.
Mardi 31 mars 1925
Quatre heure trente, PAGELS sonne le réveil et nous quittons l’île Richard. Aussitôt sortis de notre abri, nous nous apercevons au temps et à certaines allures de PAGELS que le passage de Tamar ne sera pas tout rose. En sortant du canal Schmith, en effet, l’étendue sous nos yeux nous donne de mauvais présages; le vent souffle d’ouest terriblement fort, la baie Beaufort est démontée.
Nous mettons les cirés, PAGELS place son marin et son novice au grand mât pour la manœuvre de la voile en les parant avec un bout de corde et il prend lui-même la barre en s’attachant également. Il nous ordonne de rester à l’intérieur et ferme les panneaux.
Bien entendu, notre empressement fut de soulever un panneau que l’on amarra de façon à pouvoir passer une tête et voir un peu ce qui se passait au-dehors. La manœuvre était différente de l’aller, au lieu de serrer la terre par le fond de la baie, au contraire nous nous en éloignions, cherchant le passage au large comme si nous voulions faire route ouest. Il fallait d’abord éviter de se faire jeter à la côte par ce vent d’une violence inouïe, de plus, il fallait nous écarter suffisamment, gagner le plus possible sur tribord pour faire notre entrée dans le détroit vent arrière.
Après plus de deux heures de lutte, pendant lesquelles notre bateau avait des craquements sinistres, PAGELS venait de donner le dernier coup de barre sur ce virage dangereux, nous entrions à vive allure dans le détroit : le fameux cap des tempêtes le Cap Tamar était franchi. PAGELS avait mangé le tuyau de sa pipe…, mais il avait dompté les éléments avec son petit bateau….!
Puis enfin, après avoir doublé le Cap Wright, nous allions mouiller dans la baie Steward où nous trouvions un repos bien mérité, avant de penser à manger, il fallait faire un rangement dans le bateau pour se reconnaître.
Tout était bouleversé. Enfin, notre capitaine qui pendant ce coup dur n’avait pas chômé, aidant le mécanicien au moteur et s’occupant à masquer les ouvertures pour que l’eau n’arrive pas au moteur, se mit tranquillement à son fourneau et nous prépara un bon repas.
Il nous restait encore du mouton aussi bon qu’au départ et j’avais emporté quelques moules géantes dont nous nous régalions comme entrée. Je ne me rappelle pas de ma vie avoir autant mangé que ce jour-là.
Nous aurions bien été à terre après cette navigation et ce repas pour nous délasser, mais il n’y avait pas moyen dans cette baie, et l’on devisa sur le pont, en fumant nos pipes, sur ce que l’on venait de passer.
Jeudi 12 avril 1925
Nous sommes encore aux grandes marées et dans une région où il se forme des courants excessivement dangereux. Aussi, après avoir bien calculé la marée, PAGELS décide le départ à 4 heures du matin. Luttant avec le courant, tirant des bordées, nous sortons enfin de Barbara à une heure de l’après-midi, face au Pacifique qui nous reçoit de son souffle puissant comme pour nous faire rentrer d’où nous venons. Mais nous engageons la lutte et nous gagnons encore cette fois. La barre ne s’est pas rompue dans les mains puissantes de PAGELS.
Après avoir franchi Breecknock, passage tant redouté des navigateurs, le mauvais temps continue. N’ayant pas mangé et extrêmement fatigués, nous allons nous reposer du coup de tabac en mouillant dans la baie Nelson, où après déjeuner, nous allons enfin nous dégourdir à terre. Un tout petit coin où nous pouvons accoster avec le canot en nous agrippant aux rochers, mais cela suffit pour nous remettre.
Samedi 4 avril 1925
Sept heures du matin. Nous profitons d’une légère accalmie pour quitter la baie Nelson, franchissons l’anse des Trois Bras et allons mouiller dans une baie de l’île Gordon en face du glacier Oblique : spectacle grandiose et féerique. C’est le premier glacier que nous rencontrons. Nous sommes dans le canal de Beagle, région de la désolation. Un peu à notre droite, le glacier coule dans la mer devant une banquise avec une quantité de phoques, autour de nous des canards à vapeur que nous chassons à coups de fusil.
Dimanche 5 avril 1925
Nous partons assez tard, neuf heures pour avoir l’éclairage suffisant afin de filmer le glacier, nous faisons route, droit sur lui jusqu’à la distance convenable pour manœuvrer de façon à nous placer sous des angles avantageux pour notre prise de vues.
Dans ces manœuvres, nous ne sommes pas toujours d’accord avec PAGELS. La beauté des vues nous éblouie et nous pousse à lui demander un peu trop d’audace, et cependant il en a.
Enfin, je prends mes vues et nous nous engageons tout à fait dans ce magnifique canal du Beagle où, là, le spectacle qui se déroule sous les yeux fait oublier tous les dangers d’alentour. Par ici la navigation est rare, ce n’est pas comme dans Magellan, tout ce qui vit dans l’eau s’y est donné rendez-vous : phoques, canards à vapeur courants sur l’eau ( par l’eau qu’ils projettent ils donnent l’impression d’un canot à vapeur), pingouins, marsouins et dauphins tournant autour de notre bateau, puis la gent ailée depuis l’énorme albatros jusqu’à la petite mouette; tout cela vit de poissons.
Sur terre, pas grand-chose. L’humidité empêche tout reptile d’y vivre ; dans certains endroits, quelques renards, des loutres qui sont plutôt des animaux marins, mais qui vont chercher des abris et s’enfoncent dans les creux des roches.
Comme oiseaux, quelques petits aigles, et une espèce d’oie sauvage vivant par couple, très agréable à manger et dont nous nous régalions quand nous pouvions en attraper; le tout n’était pas de les tuer, mais d’aller les chercher à terre, ce qui n’était pas toujours facile. Nous passons devant le glacier Italia, devant le superbe glacier de la cascade, tous ces glaciers viennent couler dans la mer et s’entourent d’une végétation luxuriante.
Les phoques abondent, nous ne nous en occupons pas, car nous devons en trouver encore davantage vers le Sud et nous ne voulons pas perdre de temps. Nous nous réservons cette région pour notre retour. Mouillage dans la baie Yendegaïa.
Lundi 6 avril 1925
Nous attendons encore la bonne lumière pour prendre des vues du grand glacier, puis en route pour Ushuaïa où nous arrivons après une entrée assez difficile ayant reçu un bon coup de vent avant d’y arriver. Il était temps, un peu plus tard, nous n’aurions pu entrer et aurions dû chercher un abri. Nous accostons à 15 heures.
Les autorités civiles et maritimes argentines viennent à notre bord et, après les formalités d’usage nous souhaitent la bienvenue. Nous débarquons et allons nous installer à l’auberge d’Ushuaïa, bagne argentin, la ville la plus au sud du Monde.
Le soir, nous mangions à table et couchions dans nos lits Picots que nous avions débarqués et équipés. Nous avions emporté ces lits pensant coucher à terre aux mouillages : il faut avoir fait la route pour en rire.
Mardi 7 avril 1925
Il y a un poste de T.S.F. pour le bagne argentin et nous obtenons de mettre un télégramme pour Paris, car le manque de nouvelles nous pèse. Après un nettoyage complet de nos personnes, ce dont nous avions fort besoin, nous allons faire une visite au directeur du bagne et au chef de la police d’Ushuaïa qui nous reçoivent très gentiment.
Nous prenons rendez-vous avec le directeur pour le lendemain qui nous promet de nous faire accompagner par un gardien afin de prendre des vues sur les bâtiments et les environs du bagne. Le règlement lui interdit de nous laisser prendre les intérieurs.
Mercredi 8 avril 1925
C’est le bagne argentin qui a fait fonder la petite ville d’Ushuaïa habitée par tous les gardiens et le personnel du pénitencier, et les quelques commerçants courageux qui sont venus se fixer dans ce coin perdu du monde pour faire des affaires. Tout ce monde fait de l’élevage et un peu de culture dans la mesure du possible. Pour les nécessités de la vie, ils sont ravitaillés en matériaux, denrées et toutes autres choses, par des bateaux qui, à la bonne saison, affrontent le Beagle pour venir jusque-là.
Les maisons, les rues sont faites par les forçats. Le pénitencier, presque dans la ville, entre la ville et le mont Olive, est situé dans un creux presque au bord de Beagle et entouré d’une quantité de petites collines à la pointe desquelles, c’est-à-dire sur leur point le plus élevé, se trouve une guérite où un gardien, l’arme chargée au pied, regarde vers les bâtiments. Entre eux et les bâtiments, le terrain a été défriché pour que la vue ne soit pas masquée.
Les forçats vont et viennent avec des brouettes de matériaux sur le dos, de petits Decauvilles, et tous ces groupes sont encadrés par des gardiens. Il paraît impossible que l’un d’eux puisse se sauver, au moindre écart un coup de fusil. Et cependant il en est qui ont réussi, mais ils ont toujours péri en route, de froid ou de faim, sauf un dont on a signalé le passage dans certaines villes et qui, finalement, a semé tous ses suiveurs *
Le soir, M. CASTELNAU offre un dîner à toute la mission et nous décidons de partir le lendemain, nous réservant de tourner notre film sur Ushuaïa à notre retour ; nous ne voulons pas perdre de temps pour notre expédition du sud craignant d’être retardé par le mauvais temps.
Jeudi 9 avril 1925
Le mauvais temps qui nous est signalé au Sud par le poste T.S.F. change nos plans et retarde notre départ.
Nous occupons cette journée à aller prendre des vues d’un camp d’Indiens patagons à Mejillones à 10 milles sur la frontière chilienne. Ces Indiens sont de beaux hommes, intelligents et civilisés. Ils se tiennent à proximité du bagne avec l’espoir du forçat échappé qu’ils arrêteront et pourront ainsi toucher la prime.
Vendredi 10 avril 1925
Nous recueillons une documentation intéressante sur ces Indiens, leur faisant reproduire des scènes de leurs aïeux, peinture du visage qu’ils pratiquent encore les jours de grande fête, leurs jeux, le montage de leurs huttes, moins primitives que celles des Alakalufs. Ils savent et s’efforcent de donner un certain confort à leur famille.
Lundi 13 avril 1925
Nous partons à 7 heures à la voile avec un vent qui nous est favorable. Ce vent est excessivement rare dans ces régions et nous sommes servis par la chance, car notre moteur a justement une panne. Cela va nous permettre de le réparer sans perdre de temps. On passe la baie Tehina, le moteur reprend et nous allons mouiller dans la baie Orange (Anse de la Mission) ainsi appelée par la Mission de la Romanche. Par ici les terres sont plus accessibles, il y a moins de végétation.
Une assez belle petite plage nous permet d’accoster sans trop de mal, malgré la grosse houle de ces régions, et nous faisons une petite cérémonie allant poser un panneau pour marquer notre passage. Ensuite M. CASTELNAU se livre à ses travaux de géographe, il va prendre le relevé de la marque dans le rocher par la Mission Romanche pour mesurer les différences de niveaux et les modifications qui pourraient se produire dans ce coin de terre où l’on trouve la houle la plus forte avec des différences de niveaux de 16 à 20 mètres. Je le tournais bien entendu dans ses opérations, tout en tremblant de le voir dans une mauvaise position sur son rocher, tandis que lui ne se souciait même pas, trop pris par ses calculs. Enfin tout se passa bien.
Mardi 14 avril 1925
Serions-nous favorisés par une chance extraordinaire ? Le vent est toujours nord-est. PAGELS hésite : il craint la saute de vent tellement il est rare que celui-ci se maintienne aussi longtemps. Enfin, il se décide et ordonne le départ. Nous allons tenter le Cap Horn, ce rocher redouté de tous les navigateurs, entouré de courants et de hauts fonds. Nous faisons cap sur l’île Wollaston. Aidés de la voile, nous avançons. Il s’agit de ne pas perdre de temps. Malgré tout, PAGELS est prudent, il serre la terre le plus possible prêt à nous réfugier dans un abri. Nous laissons à tribord l’île Henriette, nous bordons l’île Hall et enfin nous nous engageons dans la grande aventure, ayant toujours du vent d’amont ce qui est tout à fait favorable.
Nous contournons l’île Horn, prenant du large vers son cap, nous remontons par son côté ouest, l’ayant toujours tenue par conséquent à tribord. Nous sommes ballottés et nous luttons malgré cet exceptionnel temps. L’immense rocher noir, inculte, nous défile sous les yeux, et je le tourne avec d’extrêmes difficultés, interrompu à tout moment la vue sortant du champ et n’ayant plus que de l’eau devant moi, passant constamment du sommet d’une vague dans une profondeur d’eau.
C’est pour voir ce rocher noir, ce rocher de la mort, le provoquer peut-être, que nous luttons depuis plusieurs jours et que nous avons fait déjà plus de 12 000 kilomètres de Paris. L’île Horn émerge de 580 mètres, et nous revenons mouiller à l’île Gerdain où l’on trouva un très bon abri dans une très jolie petite baie sûre et protégée des coups du vent. Cette baie et ce mouillage n’étant pas indiqués sur les cartes, M. CASTELNAU en prit le relèvement et l’on baptisa ce bon coin baie Grandidier.
Cette fois, PAGELS dut abandonner sa pipe, car il n’en restait plus que le fourneau, mais il avait le sourire… Il avait tenu sa promesse. Le soir, le vent changea et passa à l’Ouest. Il était temps que nous fassions ce petit tour. On fit un bon repas et l’on s’offrit sans trop de mal une petite promenade à terre. Du haut d’un sommet, on s’amusa à voir les baleines s’ébattre au large, mais nous n’y restions pas longtemps par ce vent violent et désagréable, et redescendions vivement dans notre petit abri.
Vendredi 17 avril 1925
Le mouillage est tellement sûr que tout le monde a dormi. Au réveil, nous n’en pouvons croire nos yeux, le temps est revenu au beau. PAGELS bondit, il fait larguer en vitesse et nous partons remontant par un chemin contraire à celui par lequel nous étions venus, c’est-à-dire que nous faisons route sur le faux Cap Horn, allongeant un peu notre route, mais nous voulons le filmer et PAGELS accepte de nous y faire passer, quoiqu’il est hâte d’atteindre la baie Orange.
Tout se passe bien. Nous filmons le faux Cap Horn, et remontons en longeant la côte, aidés par un vent du Sud qui nous permet de sortir notre voile. Le vent est pour nous comme il a été à l’aller, et nous rentrons dans la baie Orange satisfaits. Il était impossible que cela se passe mieux, et que nous soyons mieux servis par la chance. Après le repas, nous nous donnons un peu de distraction en allant à terre nous livrer à la chasse et à la pêche.
Les hommes posent des pièges et attrapent deux magnifiques renards et une loutre. Le soir, M. CASTELNAU fit sortir quelques bouteilles réservées pour les grandes occasions, et l’on fit bombance, accompagnés non d’un jazz, mais par les cris des phoques, ce qui avait son charme.
Samedi 18 avril 1925
Décidément, tout va pour le mieux : un bon vent de sud-ouest tout à fait favorable pour repartir, ce que nous faisons à 7 heures, toujours aidé de notre voile, marchant au moins à dix nœuds. Nous franchissons le canal de Meurray dans lequel je filme en passant des oiseaux, des canards et des phoques. Malgré notre vive allure, nous trouvons que nous n’allons pas assez vite encore, car nous comptons à notre arrivée avoir une réponse à notre télégramme et des nouvelles des nôtres, ce dont nous avons hâte.
Nous atteignons Ushuaïa à la nuit et le commissaire vint gentiment au-devant de nous, nous saluer et nous remettre notre télégramme qui nous donne de bonnes nouvelles. Nous débarquons et allons tous dîner ensemble et raconter notre expédition à tous ces gens qui n’en reviennent pas de la veine que nous avons eue.
Dimanche 19 avril 1925
Ushuaïa, journée employée à tirer des vues du bagne et des environs. Le directeur me fait accompagner d’un gardien. Je prends une vue générale des bâtiments me plaçant sur un des perchoirs des sentinelles qui sont autour. Dans ce trou, la vue présente d’immenses bâtiments, comme des casernes, entourées à distance par des fils de fer barbelés, et à l’extérieur autour de ces bâtiments évoluent les forçats en corvée. Ils ont le bonnet et la casaque rayés. Comme fond à cette vue, immédiatement derrière, des mamelons sur lesquels sont perchées des sentinelles, l’arme chargée et la cartouchière garnie. Comme je suis placé, tout à fait dans le fond au troisième plan, le magnifique panorama du mont Olive se reflète dans le Beagle.
Ensuite, si je peux dire, je vais en ville. Par-ci par-là, des groupes de forçats, toujours sous la surveillance d’un gardien armé, travaillent à la réfection des rues ou des chemins, à bâtir, à des réparations… Une section spéciale surveille cet ensemble, répartie en sentinelles plus éloignées… L’Argentine n’ayant pas la peine de mort, il y a là de grands criminels.
Lundi 20 avril 1925
Un campement d’Indiens patagons nous est signalé. Ils viennent là pour faire un peu de commerce avec les gens de la ville, mais on ne leur donne pas le droit d’entrer à Ushuaïa. Ils campent dans de petites îles en face, et la plupart du temps les habitants de la ville vont les trouver, car ils vendent de tout : des travaux de vannerie faits par les femmes, du poisson pêché par les hommes, moutons et volailles élevés par eux. Nous allons les filmer, nous leur faisons quelques petits cadeaux pour les remercier de leurs bonnes grâces, et nous nous quittons en bons amis, comme cela s’est passé avec leurs frères, et rentrons à Ushuaïa.
Mardi 21 avril 1925
Première apparition de la neige à Ushuaïa. Il commence à faire froid, il va être temps que nous remontions au nord, car les jours commencent à s’écourter sérieusement, les grandes nuits arrivent rapidement sous cette latitude. Je prends des vues de la ville et du bagne sous la neige. Nous occupons tout le reste de la journée à nos préparatifs de départ. Le soir le dîner avec quelques amis que nous nous sommes faits dans ce pays, visites aux autorités et nous allons nous coucher rêvant du retour en France.
Mercredi 22 avril 1925
Après les derniers adieux, nous quittons Ushuaïa à 10h20, salués de terre par des fusées. Nous répondons en hissant les pavillons et par des coups de fusil. Nous reprenons le Beagle vers l’Ouest pour Punta Arenas essayant de forcer la marche. Nous espérions atteindre le soir même le glacier Italia, mais le mauvais temps nous obligea à aller mouiller dans un abri de l’île Gordon.
Jeudi 23 avril 1925
Départ à neuf heures du matin. Très mauvais temps. Coups de vent d’ouest violents. Nous luttons pour atteindre Italia, mais nous nous trouvons obligés de nous réfugier dans la baie de l’Anse du Voilier. Nous décidons d’abandonner le glacier Italia; si le temps n’est pas trop contre nous, nous filmerons le glacier Garibaldi. Les jours raccourcissent avec grande rapidité, nous devons le plus vite possible quitter le Beagle.
Vendredi 24 avril 1925
Au lever du jour, la neige tombe à gros flocons. Nous tentons de sortir, mais la tempête fait rage et nous revenons à notre point de départ après deux heures de lutte. Journée triste passée dans cette baie. Ne pouvant bouger de notre bord, PAGELS répare ses filets, le capitaine et le mécanicien jouent aux cartes près du moteur, M. CASTELNAU et MAYERGA lisent, les deux marins vident des pingouins les étendant ensuite sur des planches pour les faire sécher, ils sont destinés à être naturalisés plus tard, moi je travaille au nettoyage, graissage de mon appareil, chose que je dois surveiller de très près, car j’ai un ennemi terrible, la rouille.
Un seul point de rouille dans le couloir peut me donner des rayures sur le film qui seraient irréparables.
Quand j’ai terminé avec l’appareil et le pied, je tire MAYERGA de sa lecture pour qu’il m’aide à souder des boîtes, ce qu’il ne faut pas oublier non plus, car il y a les tropiques à franchir au retour, par conséquent, des différences énormes de température. Nous devons passer de la grande humidité à l’extrême sécheresse, l’emballage a une importance capitale.
Samedi 25 avril 1925
6h40, nous levons l’ancre. Il fait encore nuit, mais le temps est calme et il s’agit de ne pas perdre de temps. Nous atteignons le glacier Garibaldi, mouillons à distance du glacier, et allons avec le canot à travers les glaces flottantes pour atteindre le pied du glacier afin de prendre les vues et de chercher des phoques dans les anfractuosités.
Nous ne tardons pas à en trouver toute une famille, ils ne se sauvent pas et nous regarde comme un événement. J’aurai grande facilité à les photographier si je n’étais pas gêné par les mouvements de houle et des glaces. Nous sommes quatre dans le canot : PAGELS, M. CASTELNAu, MAYERGA et moi, et PAGELS malgré sa force, a énormément de mal.
Je tourne beaucoup, tout est fantastique et beau. Nous nous attardons, et cette fois-là nous avons bien cru notre dernière heure arrivée. Pendant que nous étions occupés avec les phoques, la marée montante avait ramené des glaces qui étaient parties au large, nous nous trouvions tout d’un coup séparés du Jupiter par une barrière de glace. Enfin travaillant tous quatre à repousser les glaces qui menaçaient de nous cerner et de nous écraser entre elles, conduits par la science de PAGELS, après deux heures de lutte, nous atteignons notre bateau hors des glaces, mais à quelques brassées seulement.
Le reste de notre équipage demeuré sur le Jupiter avait assisté impuissant à nos efforts. Ils étaient parés à partir et c’est en marche que PAGELS se hissait à bord ainsi que le canot, fuyant à toute vitesse ce coin dangereux. Après avoir traversé une petite bande de glaces avec le Jupiter, quelques instants après, nous gagnons le milieu du Beagle où il n’y avait plus rien à craindre des glaces, puis nous allions mouiller dans une baie de l’île Timballe.
Dimanche 26 avril 1925
Nous partons à huit heures et allons mouiller dans la baie Isolada à cause du mauvais temps. Le mauvais coin de Breecknoock que nous avons à franchir, c’est-à-dire la découverte face au Pacifique, est très redouté de PAGELS. Il attend et guette son moment, après cela nous serons plus tranquilles.
Lundi 27 avril 1925
Départ à huit heures du matin. Quoique par un temps douteux, craignant une saute de vent, PAGELS s’engage tout de même dans le canal Breecknoock. Nous prenons le passage Chico puis entrons dans le canal Cockburn. Nous sommes sauvés, le mauvais passage est franchi sans trop de mal, mais il était temps, les coups de vent redoublent et poussés par eux nous allons mouiller dans la baie Stormy.
Mardi 28 avril 1925
Départ à 9h20. nous arrivons dans la région des plus beaux glaciers, ils atteignent jusqu’à 3 kilomètres de largeur. Nous allons mouiller près du glacier Negro et allons à terre prendre des quantités de vues, nous avançant jusqu’aux glaces. Le soir nous chassons le canard.
Mercredi 29 avril 1925
Nous partons à 9h30 et nous entrons dans la grande baie Contra Almirante Martinez. Le spectacle est de toute beauté, nous sommes à côté du mont Sarmiento, mais il nous est encore caché, nous allons mouiller baie Quita où les phoques abondent, et bien entendu, je tourne. Les hommes capturent un jeune phoque à « doz pelos » deux poils.
C’est une espèce recherchée, la seule dont la peau ait de la valeur et qui devient rare dans la région. Ils le tuent et l’accrochent au mât, le soir nous ne pouvions nous endormir tant les cris de la mère étaient lamentables. Le lendemain matin, chose inexplicable, incompréhensible, car un phoque ne grimpe pas, il ne peut qu’aborder sur des plans inclinés, eh bien, le petit avait disparu ; personne n’y comprit rien. J’émis l’idée qu’un indien audacieux était venu nous le voler, l’équipage me rit au nez me disant : « Nada indiens per aya »… et nous n’avons jamais eu l’explication de ce mystère.
Jeudi 30 avril 1925
Dès l’apparition du jour, encore quelques vues de phoques dans cette magnifique petite baie. Puis nous gagnons le canal Saint-Gabriel, entrant dans le Seno Magdelena. Nous mouillons dans une petite baie où nous allons à terre, dans ce coin paradisiaque, près des grands glaciers où l’on trouve presque à tous nos mouillages immédiatement de l’altitude. Les excursions deviennent possibles et nous en profitons largement, filmant et chassant quand on ne peut filmer.
Vendredi 1er mai 1925
À 7 heures du matin, départ pour arriver par un bon éclairage devant le vaste glacier. Par un beau temps nous entrons à 10 heures dans le canal Almirantzgo découvrant tout d’un coup le mont Sarmiento qui se détache sur un ciel absolument pur, chose rare, et je peux le tourner de notre bateau tant il fait calme. Le mont Sarmiento s’appuyant sur une large base, se termine par deux pics. Vu du Nord, il a l’apparence d’un cratère.
C’est la montagne la plus remarquable du détroit, mais elle est presque toujours noyée par les brumes et couverte par les glaces et les neiges. Quand le vent est clair avec des vents de nord-est à sud-est, le mont a un aspect superbe et peut être aperçu à 96 milles de distance. Un énorme glacier occupe l’intervalle entre lui et le mont Buckland, et produit d’innombrables cascades.
Puis ayant mis le cap sur le mont Sarmiento pour le filmer, une fois terminé, nous mettons la barre à tribord et entrons dans la grande baie Ausworth pour avoir tout d’un coup devant nos yeux servant de fond à cette baie, le grandiose, le superbe « Vaste Glacier Marinelli » de plusieurs kilomètres de large. Nous avons un éclairage idéal, il fait plein soleil, mais à cette saison, dans cette région le soleil est bas et éclaire latéralement. Les jeux de lumière sur les glaces et sur l’eau sont de toute beauté. Je tourne le Glacier faisant route sur lui ayant cherché mon angle ; et ensuite nous le côtoyons dans sa largeur pour avoir des vues rapprochées et nous mouillons à côté du grand réfrigérant, cependant il ne fait pas froid.
Nous allons tout de suite à terre, et franchissant les moraines dont nous prenons des vues, nous atteignons les glaces, et sans arrêt, profitant de ce beau temps, je filme tout ce que je vois jusqu’au coucher du soleil. Pris par la nuit, nous trouvons de grosses difficultés à regagner le bord. Nous étions partis quatre pour cette excursion : PAGELS, CASTELNAU, MAYERGA et moi, nous passant l’appareil à porter à tour de rôle; enfin dans les moraines nous retrouvons nos compagnons que nous avions laissés venant au-devant de nous avec des lanternes, et nous soulageant de notre charge dont chacun de nous avaient assez.
Ils n’avaient pas perdu leur temps, en notre absence ils avaient été à la chasse, et en arrivant à bord, on humait une bonne odeur d’oie sauvage qui mijotait sur le fourneau. Le capitaine raviva son feu, et le temps de prendre l’apéritif – car ce jour-là M. CASTELNAU fit sortir des bouteilles on se mit à table et on se régala.
Cette oie est assez difficile à trouver et surtout à chasser, car il n’est pas toujours facile de l’atteindre, mais c’est un régal. Sa chair ressemble à peu de chose près, à celle de nos oies, il ne manquait que les navets, mais il nous restait des « porotos » petits haricots rouges, on les baptisa navets.
Samedi 2 mai 1925
Encore quelques vues à prendre le matin puis, nous levons l’ancre à 10h30 pour faire route sur Punta Arenas. Notre expédition s’est terminée sur ce magnifique décor. Nous franchissons Punta Marukina et Victoria après avoir assisté à un coucher de soleil magnifique. Nous arrivons à la nuit à un petit port où est installée une scierie tenue par un français, cela s’appelle Porto Harris.
Nous sommes en face de Punta Arenas, dans l’île Dawson. Monsieur MARCOU, le directeur de cette scierie, nous reçoit très aimablement, nous invite à dîner et nous fait coucher dans un bon lit, plaisir que nous n’avions eu depuis longtemps. Malgré notre hâte d’arriver à Punta Arenas, devant l’insistance de M. MARCOU pour nous retenir le lendemain, nous acceptons de passer la journée du dimanche avec sa famille et lui, mais à la condition de partir le soir et de naviguer la nuit.
Dimanche 3 mai 1925
M. MARCOU nous fait visiter sa scierie, très bien aménagée, et nous allons faire une promenade dans l’île et visiter une estancia. À 10 heures du soir, après les adieux, nous quittons Porto Harris mettant le cap sur Punta Arenas. La nuit fut dure, nous avions à traverser le détroit par un fort vent d’ouest qui nous prenait de travers par bâbord, et décidément, nous ne devions plus nous servir de nos couchettes sur le Jupiter, nous passions la nuit sur le pont. À 5 heures du matin, on apercevait les petites lumières de Punta Arenas et …
Lundi 4 mai 1925
…à 6 heures du matin, on jette l’ancre à 100 mètres de la jetée, à 6h45 le débarquement commence avec le canot. Les autorités, le consul de France, M. SIEGER en tête, nous attendent. Une goélette partie avec nous de Porto Harris, les avait prévenus de notre arrivée, tout le monde était sur le port pour nous faire une réception.
Seul, PAGELS s’éclipsa pour recevoir sa nombreuse famille dans ses bras. Pour nous, notre premier moment de liberté fut de courir à la poste, mais hélas ! Rien… Notre grande joie d’arriver dans la civilisation tombe d’un coup, M. CASTELNAU met un télégramme pour que nous ayons une réponse avant de quitter ce port. Puis la journée se passe en réceptions et à conter notre expédition qui est relatée par le journal de Punta Arenas (voir ce journal, le demander à M. GRANDIDIER à la Société de Géographie).
Mardi 5 mai 1925
Punta Arenas. Débarquement de nos bagages du Jupiter. M. CASTELNAU retient nos places sur le « Trapaca ». Le soir, règlement avec PAGELS et dîner.
Mercredi 6 mai 1925
Nous décidons que pour employer le temps qui nous sépare de notre départ : M. CASTELNAU part cette journée même à Rio Grande, pour moi, je vais m’occuper à emballer tout ce dont nous n’avons plus besoin, y compris le film impressionné, et l’expédier sur un bateau anglais qui doit partir dans quelques jours. Ce travail terminé, j’irai faire une expédition à l’île Marthe avec PAGELS dans son petit bateau, expédition assez hardie. M. CASTELNAU me quitte et je commence l’emballage.
Jeudi 7 mai 1925
La réponse à notre télégramme arrive de Paris il nous dit : …famille excellente santé… Il nous signale un télégramme que nous n’avons pas reçu à Ushuaïa. Heureux de ces bonnes nouvelles, je bondis à la poste télégraphier à M. CASTELNAU, il le recevra à Rio Grande, et je continue mes préparatifs avec ardeur.
Mercredi 8 mai 1925
Les dernières vis sont mises aux caisses, et dans la soirée, je les fais transporter sous la tente au quai d’embarquement. M. SIEGER et MAYERGA s’occupent des feuilles d’expédition pendant que je surveille l’emplacement de mes précieux colis pour qu’ils se trouvent préservés le plus possible de l’humidité. je distribue force pourboires, avec les recommandations de M. SIEGER qui travaille tous les jours avec cette compagnie, je m’en vais tranquille, mes feuilles d’expédition en poche. Tout sera embarqué sur le bateau anglais et ne sera sorti qu’au Havre.
Dimanche 10 mai 1925
Expédition à l’île Marthe, à 25 milles à l’est dans le détroit de Magellan. Île Marthe, île aux pingouins : cette île élevée en falaises, de 20 à 30 mètres au-dessus de l’eau, forme un immense plateau de 2 kilomètres de large sur lequel il n’y a que des nids à pingouins.
Ils sont par milliers autour de l’île ; en bas une plage habitée par les phoques par centaines, autour de ces phoques, canards et oiseaux marins de toutes sortes, se nourrissant, la plupart, des excréments de phoques… PAGELS, son mousse, MAYERGA et moi partons donc à 5 heures du matin de Punta Arenas.
Nous avons grosse mer, mais le vent venant d’ouest nous aide, et le moteur est bon. Aussi un peu plus de deux heures après, nous avions l’île en vue, la difficulté était d’y atterrir, car il n’y a aucun abri autour.
PAGELS plaça son bateau sous le vent, s’ancra sur un haut fond, laissa son mousse à bord, et après de grandes difficultés, on mit le canot à l’eau. J’encapuchonnais mon appareil dans des toiles, et enfin nous montions tous les trois dans le canot.
PAGELS cria de larguer tout, et d’un puissant coup d’avirons enleva le canot. Cet homme paraissait plus puissant que les éléments. Je regardais l’île : elle était blanche de pingouins. En bas, les phoques, par groupes, par familles sans doute, nous regardaient arriver sans s’émouvoir.
PAGELS fit échouer l’embarcation et ses occupants sur une plage de sable ; nous étions à cent mètres d’une famille qui ne s’était pas dérangée, je sortais mon appareil et le mettant en batterie, je tournais. Après quoi, je m’approchais en m’arrêtant tous les dix mètres, j’avais peur qu’ils se sauvent avant que j’aie pu les prendre de plus près, et enfin j’arrivais à les tourner à 10 ou 15 mètres , ce n’est vraiment que quand je fus sur eux, qu’ils se glissèrent dans l’eau, me permettant encore de les filmer de très près, car s’éloignant de quelques mètres seulement du rivage.
Ils se retournaient tous pour me regarder avec leurs yeux bons et étonnés… Pendant toutes ces scènes, ils étaient entourés d’une multitude d’oiseaux voltigeant à un ou deux mètres au-dessus d’eux. De distance en distance autour de l’île, je trouvais d’autres familles, entre autres une famille de morses avec laquelle tout se passa de la même façon.
Ensuite, on monta sur le plateau. Les oiseaux ne s’envolaient pas et j’avais tout le loisir de les tourner. Les pingouins se laissaient toucher, mais j’avais d’autres difficultés : ce plateau était couvert des excréments de tous ces oiseaux, cela dégageait une buée grasse qui se déposait sur mes objectifs, et j’étais obligé de les nettoyer constamment ; de plus, nous avions beaucoup de mal à avancer sur ce terrain glissant qui se compliquait par moments d’enfoncement du sol de 50 centimètres de profondeur. En effet, les pingouins creusent le sol et font des galeries pour leurs nids, et c’est dans ces nids que je disparaissais. Tout cela me contrariait fort devant ce magnifique tableau de la nature où saisissant quelques scènes sur le vif, il eut été du plus grand intérêt. Mais il me fallait de la vitesse pour opérer, et j’avais ces obstacles contre lesquels je ne pouvais rien. Enfin, j’enregistrais le plus possible, mais je fus inquiet jusqu’au retour sur la netteté de ces vues.
PAGELS me pressait, la marée commençait à remonter et allait nous occasionner de grosses difficultés pour mettre le canot à l’eau. Enfin, après une heure de lutte, et grâce à la puissante force de notre géant, on regagna le bord, luttant terriblement contre le vent violent d’ouest. Nous rentrions à 10 heures du soir à Punta Arenas.
Je dus le lendemain nettoyer mes objectifs à l’alcool. Je dois dire qu’avant de quitter l’île, j’avais fait tirer des coups de fusil pour avoir une envolée générale. Il y avait tant d’oiseaux au-dessus de nous, que nous sortions de là couverts de la même matière que celle qui était à terre, il nous fallut, malgré notre fatigue, prendre un bain avant de nous coucher. J’ai eu très peu de déchets de ces vues des pingouins, mais sans cet empoisonnement, j’aurais pu avoir mieux.
Lundi 11 mai 1925
J’emploie une bonne partie de cette journée au nettoyage de mon appareil, des objectifs, magasins, etc., à une vérification et au graissage ; ensuite, je vais me promener.
Mercredi 13 mai 1925
Vues dans Punta Arenas. La rade est le point de relâche le plus important du détroit de Magellan. La ville qui n’était autrefois qu’un gros village avec des huttes en planches devient très rapidement une belle ville avec des rues bien pavées et éclairées à l’électricité. C’est le chef-lieu de la province de Magellan qui fait partie du Chili.
Jeudi 14 mai 1925
Punta Arenas. J’ai été tourner à dix kilomètres d’ici la plus grande mine de charbon des environs, la Mina Loretta exploitée par le Sînor Menendez.
Vendredi 15 mai 1925
M. CASTELNAU est rentré dans la nuit. Nous apprenons un très grand retard du Tarapaca, et par contre, sachant qu’il y a un départ de l’Alexandro pour Valparaiso vers le 20, nous changeons nos billets, et retenons deux cabines sur l’Alexandro.
Samedi 16 mai 1925
Punta Arenas. Très gros temps dans le détroit. Je vais faire quelques effets de mer ; je ne peux plus tourner que de 10 heures et demie à quatorze heures, les jours deviennent extrêmement courts.
Dimanche 17 – lundi 18 – mardi 19 mai 1925
Punta Arenas. Préparatifs de départ, visites, réceptions, etc., etc.…. Nous avons confirmation de départ le 20 mai de l’Alexandro.
Mercredi 20 mai 1925
Encore un changement. Nous ne partirons que le 24.
Dimanche 24 mai 1925
Après les derniers adieux, nous embarquons à 8 heures du soir sur l’Alexandro et nous nous installons dans nos cabines : nous avons chacun la nôtre. Elles sont grandes et munies de bonnes couchettes.
M. CASTELNAU est à bâbord, et je suis à tribord, séparés par une cloison, nous pourrons communiquer par des coups frappés. L’Alexandro est un bateau mixte de la compagnie Blanchet, sorte de gros cargo servant aux passagers et aux marchandises.
Nous levons l’ancre à 23 heures, agitant nos mouchoirs dans la nuit comme dernier adieu à tous ces braves gens réunis sur la jetée pour notre départ. Ils ont été si gentils pour nous.
Les lumières de Punta Arenas disparaissent à notre vue et malgré tout, notre regard reste fixé dans cette direction, vers cette ville que je ne devais jamais revoir et où je laissais beaucoup d’amis. Ce n’est qu’une fois doublé Froward très tard dans la nuit, que nous allions nous coucher.
Lundi 25 mai 1925
Vent d’ouest qui retarde notre marche. Nous avançons sur le cap Tamar reprenant la route que nous avions parcourue avec le Jupiter. Cela me rappelle que c’est dans ce passage de Tamar, et aussi dans ceux de Barbara et de Breacknoock, que le matin nous apercevions des quantités de baleines groupées et jouant. Nous en avions aussi rencontré dans le canal de Magdalena. On les voyait d’assez loin et je demandais, la première fois que j’en aperçus, à PAGELS, d’en approcher. Il leva les bras en l’air et refusa, me demandant si je désirais aller faire connaissance avec le fond.
Dans cette région, ce ne sont que de petites baleines atteignant tout de même jusqu’à cent mille kilos, notre petit bateau n’était pas assez rapide pour s’approcher de leurs jeux, l’une d’elle pouvait retomber sur nous avant que nous n’ayons eu le temps de fuir, ou bien nous envoyer promener d’un coup de queue. En désignant la place où évoluaient les baleines, PAGELS disait toujours : « Rada fundio », c’est-à-dire : beaucoup de fond. C’étaient ces observations sans nombre qui faisaient ses qualités de marin.
Mardi 26 mai 1925
13 heures, devant le rocher Sainte-Anne. Nous n’avançons pas, coups de vent d’une violence inouïe, nous marchons avec de grandes précautions. Nous ne pourrons certainement pas passer Tamar ce soir. 17 heures : nous nous réfugions et nous mouillons dans une anse appelée Punta Tamar à l’abri des grands coups de vent.
Mercredi 27 mai 1925
Départ à 4 heures du matin de notre mouillage. Faisant un petit crochet sur la droite nous arrivons à 16 heures à Natal où nous faisons une escale pour prendre des passagers et des marchandises. Nous accostons à une petite jetée, l’endroit est très calme et reposant. Pour arriver jusqu’ici nous avons fait un magnifique parcours passant au milieu des pics déchiquetés et neigeux de la Cordillère et contournons dans les canaux des roches qui sortent de l’eau. Le paysage est superbe, mais la navigation y est extrêmement dangereuse. Je filme à tour de bras. Nous devons rester deux ou trois jours ici pour le chargement. Nous allons à terre. Petit village, quelques commerces, industrie du bois et aux environs, estancias pour l’élevage du mouton. Comme partout la ville est bâtie en quadra, le plan des villes en damier comme on en trouve dans toute l’Amérique du Sud, même les petits villages.
Vendredi 29 mai 1925
Séjour à Natal, la neige tombe. La journée nous semble longue. On charge des bœufs et des moutons à bord.
Samedi 30 mai 1925
Journée encore plus triste. Toujours de la neige. On charge 1000 petits fûts de suif à bord. Nous apercevons au loin dans la plaine les gardians à cheval rassemblant les troupeaux.
Dimanche 31 mai 1925
Le chargement est terminé dans la matinée, mais le mauvais temps, neige et brouillard, nous retient.
Lundi 1er juin 1925
Nous quittons enfin Natal à midi malgré le mauvais temps qui continue jusqu’au coucher du soleil. La journée ne fut pas agréable et la navigation fut périlleuse. Après le coucher le temps se calme tout à coup, et à 8 heures du soir, nous sommes dans le canal Union, faisant route cette fois franchement nord. Dans la journée, nous avons rencontré des Indiens venant autour de notre bateau au risque de se faire couler avec leurs pirogues, pour mendier de la grappa.
Ils sont prodigieux dans leurs coquilles de noix ; on leur jeta toutes sortes de choses. La nuit est claire, le spectacle est grandiose. Rentrant dans la mer, la grande chaîne de montagnes s’enfonce, et les eaux la recouvrent. Mais ici il y a encore ses pics qui émergent, c’est autour d’eux que nous évoluons, plus nous montons au nord, plus ils s’étalent et s’arrondissent.
Mardi 2 juin 1925
La mer devient plus dégagée, moins de récifs et de hauts fonds, aussi avons-nous naviguez toute cette belle nuit claire que nous avons passée presque toute sur le pont, tant le spectacle était beau. Le soleil se lève plus tôt, les jours rallongent. La Cordillère nous quitte, nous la sentons s’éloigner vers l’Est. Les grands monts commencent à paraître à notre droite avec des glaciers se perdant dans le ciel.
En passant près de l’un d’eux, nous rencontrons quantité d’icebergs qui nous obligent à mouiller à Grappler, entourés de glaces. Dernière nuit si belle, navigant dans des espaces libres. J’avais interrogé le Pratico, utilisant pour nous comprendre mon peu d’Espagnol et lui son peu de Français, mais je m’aperçois que je n’avais pas dû très bien comprendre, car je ne m’attendais pas à ce qu’il y ait encore de rudes passages.
Mecredi 3 juin 1925
Nous partons à 7 heures du matin de Grappler et nous franchissons le passage magnifique, mais extrêmement dangereux pour le navigateur. C’est d’ailleurs dans ces moments que le Pratico montre son savoir, car il est le seul maître à bord. C’est Goulet Anglaise. Les commandements n’arrêtent pas. Le Pratico à côté du timonier, l’œil fixé à quelques mètres en avant du bateau, hurle sans arrêt : 10° tribord, 15° bâbord, toute tribord, redresser, etc., etc. … et nous virevoltons autour d’îlots pour franchir cette passe étroite. Nous sommes entre les mains de ces deux hommes : à la moindre faute, le bateau se crèverait sur une de ces roches coupantes.
Combien de bateaux se sont perdus dans ces parages, faute de prendre un Pratico ? ! Des cartes anglaises décrivent ces fonds avec le plus d’exactitude possible, eh bien, la carte la mieux faite, même avec un bon commandant, cela ne vaut pas ces hommes. Le décor est de toute beauté. Les effets tournant du fait de la manœuvre du bateau, me permettant d’enregistrer de très belles choses encore une fois.
De l’autre côté, le canal s’élargit. Nous trouvons encore deux pirogues d’Indiens Alakalufs. Ces pirates rôdent dans ces parages toujours avec l’espoir d’un naufrage possible, et faute de cela ils viennent mendier. Nous sommes maintenant par 48° de latitude sud, c’est-à-dire la latitude de Paris. Nous nous trouvons dans les mêmes conditions de durée du jour qu’au mois de décembre à Paris.
Jeudi 4 juin 1925
Nous avons traversé le golfe de Penas cette nuit, fortement secoués. Nous sommes au large sur le Pacifique et apercevons au loin à l’est les Hauts Sommets de la Cordillère sur la côte chilienne. Le temps est beau, la mer houleuse.
Vendredi 5 juin 1925
Huit heures du matin : 48°5 latitude sud. Le soleil commence à devenir bon. Nous entrons dans le golfe Gercovado. Nous faisons escale à 9 heures du soir à Castro où nous débarquons des passagers. Ces gens sont de Chiloe et vont passer chaque année l’été à Natal pour travailler au frigorifique et reviennent l’hiver chez eux.
Samedi 6 juin 1925
Départ de Castro à 8 heures du matin, route sur Lota où nous débarquerons à midi dans le Pacifique, longitude 74° ouest, latitude 38°55 sud. Nous avons le cap sur l’île Mocha. 6 heures du soir, nous doublons l’île Mocha et avec un beau temps, nous mettons le cap sur Lota.
Lundi 8 juin1925
Dans le train de Lota à Conception.
Nous sommes entrés dans le port de Lota ce matin à 5 heures, et avons débarqué avec tous nos bagages à 6 heures. Notre train n’étant qu’à 12h30, nous faisons le tour de la ville assez animée, commerçante, sans caractère spécial, tout au moins à remarquer en si peu de temps. Nous arriverons à Conception à 2h30. je partirais seul demain pour Temuco, M. CASTELNAU partira directement à Santiago, pour préparer le travail, demander les autorisations de tourner depuis le train, la traversée de la cordillère des Andes.
Nous en avons décidé ainsi ayant à prendre quelques types de Patagons à Temuco. Nous roulons pendant que j’écris ces notes, il fait du brouillard, le temps n’est pas beau, paysages morne. La Cordillère s’éloigne, nous ne la voyons plus. Peut-être s’il n’y avait pas de brume, verrions-nous dans le lointain à l’est les Hauts Sommets ?
Mardi 9 juin 1925
Je quitte M. CASTELNAU et prends le train à Conception à 5 heures du matin, j’arrive à Temuco à 12 heures. Je descends à l’Hôtel de France tenu par un Français, et après une toilette rapide, je vais voir le consul de France. J’obtiens rapidement renseignements et autorisation de me mettre en batterie. Je commence à tourner dans la ville. Temuco, ville sale : beaucoup de commerces tenus par des juifs, population variée, mélange d’Indiens patagons, de Chiliens Espagnols, Argentins, gardians à cheval le lasso autour du corps qui viennent de la plaine, gens de la montagne, Anglais et Français, propriétaires d’estancias.
Tout ce monde vient faire ses affaires à Temuco. La ville est aussi disparate que la population : à côté des baraques rapiécées de fer blanc, pris dans n’importe quelle boîte d’emballage ou de conserve, des pavillons occupés par des propriétaires, on voit très bien dans une rue sale sans trottoir la chaussée défoncée pleine d’ornières.
Tout à coup un pavillon devant lequel il y a un beau trottoir et une belle chaussée bien faite, puis aussitôt la limite de ce pavillon, le décor précédent réapparaît. Pendant les deux heures de lumière qui me restaient, j’eus le temps d’enregistrer la physionomie de cette toute petite ville et me réservais pour le lendemain matin les quelques premiers plans de types indiens qui devaient m’être procurés par le patron de l’hôtel et que je devais voir le soir.
Mercredi 10 juin 1925
Dans le train… J’ai filmé mes types ce matin, et pris le train vers 15 heures. Il fait froid : paysage d’hiver, neige et brume. Enfin, je fais route au nord vers le soleil.
Jeudi 11 juin 1925
Arrivée à 9 heures à Santiago, la grande ville que je n’avais pas goûtée depuis longtemps. Même impression en débarquant dans cette ville gaie de soleil et de fleurs que l’on peut avoir quand on fait le voyage de Paris à Nice au mois de janvier : s’endormir quand la neige tombe, ne sachant que faire pour se couvrir, et se réveiller ayant trop chaud, et débarquer sous un soleil brûlant, ne voyant que verdure et fleurs.
À 10h30 j’étais à l’hôtel ou je trouvais M. CASTELNAU qui m’apprend que nous embarquons le 29 à Buenos Aires sur « l’Eubée », et qu’il avait de la compagnie du Transandino les autorisations pour la Cordillère. Nous n’avions plus qu’à attendre en nous promenant. Après le déjeuner, je commençais à courir tous les coins de la ville. J’étais emballé sur cette ville, c’est une de celles que je préfère de l’Amérique du Sud.
Mardi 16 juin 1925
Départ de Santiago du Chili à 7 heures du matin gare Mapucho. Arrivée à Los Andes à midi. Nous passons la journée à Los Andes, petit village au pied de la Cordillère. Nous nous entendons avec le chef pour le wagon qu’il nous réserverait pour le lendemain pour nos prises de vues, et nous couchons à Los Andes à l’Hôtel de la Gare où les voyageurs sont parqués dans des chambres. On se couche tout habillé plusieurs dans la même chambre. Comme le train part de l’hôtel, tout le monde préfère cette disposition offrant une sécurité de départ.
Mercredi 17 juin 1925
Nous partons à 7 heures du matin. Nous avons un wagon pour nous tout seuls et pouvons prendre nos vues très à l’aise. Il y a de beaux paysages, et nous tournons sans relâche, mais cela ne vaut pas nos Alpes. La Cordillère est la vieille montagne : on ne rencontre pas à tous tournants de ces déchirures, de ces gouffres, de ces aiguilles, comme dans nos Alpes où l’on sent le chaos d’hier ; ici tout est grand, tout est agrandi, poli par les siècles. Nous arrivons à Punta del Inca ( 3 250 mètres ) au pied de l’Acomogua qui a plus de 6 000 mètres et qui me donne l’impression d’un mamelon de quelques centaines de mètres. Nous sommes dans la neige avec, dans la journée, un soleil de plomb sur la tête.
Nous avons passé les longs tunnels de bois construits pour les passages de coulées afin que la neige ne bloque pas les voies comme cela se produisait autrefois, ce qui obligeait les voyageurs, pendant quelques mois de l’année, à passer le col à pied. Maintenant, il n’y a plus d’interruption de service, mais que ces tunnels sont pénibles, chaleur étouffante, pas d’air, et on en sort comme des charbonniers. À 20 heures, nous arrivons à Punta del Inca, nous quittons le train pour y faire un court séjour et prendre des vues. Il y a un hôtel bien installé où nous trouvons de bonnes chambres et une très bonne nourriture. Le train nous avait monté jusqu’au point le plus élevé de son trajet, et c’est par une petite automobile marchant sur cette voie qu’on nous a redescendus à Punta del Inca, 2800 mètres.
Jeudi 18 juin 1925
Punta del Inca, poste touristique : la gare, de l’autre côté, c’est-à-dire après avoir franchi un immense ravin au fond duquel l’eau coule ; sur le bord de ce ravin à 200 mètres de la gare, l’hôtel où nous sommes : c’est tout le pays. Pour franchir le ravin, il y a un pont, ce pont est naturel, surplombant ce trou d’une cinquantaine de mètres de profondeur.
Il a au moins 25 à 30 mètres de large, deux voitures pourraient se croiser dessus. Il n’est formé que de calcaire. Placé à un coude du ravin, comme les eaux qui coulent sont très calcaires, elles forment à l’arrêt de leur course, des cristallisations formant des blocs qui se rejoignent. La force des eaux voulant passer se réserve un trou au milieu, ce qui a formé le pont d’une solidité à toute épreuve en amont et surtout autour de l’hôtel qui, par ses soubassements, allant jusqu’au bord de l’eau, forme un léger changement à la marche des eaux et produit des projections d’eaux qui font un recouvrement de ces murailles et des roches environnantes et des galeries avec des stalactites et des stalagmites créant un décor de fée. Nous employons toute cette journée à filmer toutes ces beautés.
Vendredi 19 juin 1925
Avec le petit wagon-automobile sur rails, nous montons jusqu’à la frontière argentine, point culminant de la ligne. Je filme les fameux tunnels attendant un train à la montée et un à la descente, ainsi que le poste-frontière dans la neige.
Samedi 20 juin 1925
Puente del Inca… La neige est tombée cette nuit. Paysages nouveaux. Ascension aux environs jusqu’au pied de l’Acomogua. Ces changements de température et d’altitude que nous avons subis en si peu de temps, nous incommodent et se traduisent par une grande fatigue ; ayant peine à traîner avec l’appareil, nous avons hâte de partir.
Dimanche 21 juin 1925
À 11 heures du matin, nous quittons Punta del Inca. Nous passons les douanes puis nous redescendons. L’air devient plus agréable. De magnifiques panoramas se déroulent sous nos yeux. À mesure que nous descendons, notre fatigue, notre lourdeur ou cette sorte de flemme disparaît ; nous arrivons à Mendoza à 7 heures du soir. La cordillère des Andes est passée. Nous dînons et changeons de train. Nous partons à 21 heures, nous allons au « dormitorio » prendre possession de nos couchettes qui sont très bonnes, et nous passons une bonne nuit roulant à travers la Pampa.
Lundi 22 juin 1925
Nous arrivons à 22 heures à Buenos Aires, ayant roulé toute la journée à travers la Pampa : la plaine, toujours la plaine, des troupeaux, toujours des troupeaux en liberté avec par ci par là des gardians à cheval, le lasso à la selle, et la matraque en main, rassemblant des bêtes ; voilà ce que l’on voit sur des centaines de kilomètres. Nous descendons à l’hôtel Jeanne d’Arc avenida de Mayo, chez un Français où nous étions descendus à l’aller, et nous nous trouvons par conséquent parmi des gens de connaissance et des compatriotes.
Mardi 23 juin 1925
BUENOS AIRES. Un coup de tête, M. CASTELNAU décide de partir sur le Massilia qui part ce soir, ceci faute de nouvelles. Je reviendrai encore seul. Les bagages étant enregistrés en transit de Santiago par l’Eubée, je dois les surveiller. Nous courons aux Chargeurs pour faire le changement du billet et annuler une place sur l’Eubée. Préparatifs de ses bagages en vitesse.
Vers quatre heures, je l’embarque, très émues, nous nous embrassons, je quitte le bord puis le bateau. L’immense géant largue ses amarres, s’éloigne du quai, les machines ronflent, les hélices tournent causant la perturbation et agitant tout ce qui est autour de lui, puis il s’éloigne.
Aussitôt le démarrage, les hélices stoppent, le calme renaît ; puis il est tiré de cette forêt de bateaux par les remorqueurs. Je ne peux apercevoir que très peu de temps M. CASTELNAU, je me retourne d’un seul coup, ne voulant plus voir ce monstre qui va le porter en 17 jours en France, tandis que je n’arriverai que dans une quarantaine de jours, puis je rentre à l’hôtel, les yeux humides et n’ayant pas le goût à manger.
Mercredi 24, jeudi 25 juin 1925
Promenades, visite de la ville. Je vais voir M. JOLY de l’agence Gaumont et prépare mes bagages pour le lendemain. L’Eubée devant aller faire du chargement à Rio de la Plata, je ne pourrai partir que le 28 et la Compagnie assure aux passagers un service de bateaux pour rejoindre l’Eubée à Montévidéo, mais je préfère m’embarquer tout de suite.
Vendredi 26 juin 1925
Cabine 20 à bâbord, je suis seul dans ma cabine et je m’installe deux heures avant le départ du bateau.
Samedi 27 juin 1925
Nous n’avons quitté le port que ce matin pour Rio de la Plata.
27,28, et Lundi 29 juin 1925
Chargement de viandes frigorifiques, le bateau est devant les Établissements Frigorifiques de la Plata. Une manche relie le bateau à l’établissement, et les demi-bœufs empaquetés et raidis par la glace rentrent dans les glacières du bateau sans subir la température extérieure. Ils atteindront les établissements du Havre sans qu’un seul petit morceau de glace soit fondu.
Mercredi 1er juillet 1925
Montevideo, 10 heures, nous partons. Nous avons fait ici du chargement, ce qui a retardé un peu le départ, tandis que je suis allé à terre. J’aime tant cette petite ville, je m’y plairais mieux qu’à Buenos Aires, les Uruguayens sont très agréables.
Vendredi 3 juillet 1925
Midi, latitude 20°44 sud, longitude 45°20 ouest. Mauvais temps, grosse mer, beaucoup de passagers malades. Je ne crois pas que je ferais une traversée aussi agréable qu’à l’aller. Je n’ai pas encore rencontré de gens me paraissant sympathiques, cela viendra peut-être, le mauvais temps en est sans doute la cause.
Samedi 4 juillet 1925
Midi, latitude 28°17 sud, longitude 46°28 ouest. Très gros temps, nous sommes un tout petit nombre à table. J’ai fait la connaissance du médecin de bord, j’ai enfin quelqu’un pour bavarder, il est très gentil.
Dimanche 5 juillet 1925
Midi, nous sortons du golfe Ste-Catherine. Très gros temps. Peut-être, une fois sortis du golfe aurons-nous meilleur temps ? Latitude 23°51 sud, longitude 43°37 ouest. Nous sommes entrés dans la baie cet après-midi par un temps épouvantable. Il y a eu un coup de ressac terrible, c’est à ce moment que nous franchissons la barre. Si le commandant avait pu le prévoir, nous serions restés au large. Nous avons eu des quantités de choses cassées à bord, principalement de la vaisselle.
Je n’ai rien eu d’abîmé dans mes affaires. Au début du mauvais temps, j’avais tout amarré. C’est d’ailleurs au moment où nous passions la barre que tout a été détruit sur la Promenade du Collier de Perles à Rio. Nous arrivions à quai à 19 heures, je trouve M. et Mme NOZIERES que j’avais prévenus de mon passage qui m’attendent, ils étaient un peu inquiets sur notre sort.
Ils me reçoivent très gentiment, nous prenons une voiture et allons faire un tour sur la promenade. C’est un désastre, tout est démoli. Des trous énormes sur la chaussée, il y a eu pas mal de victimes. Nous allons dîner chez mes amis, dans leur petit pavillon, et restons ensemble jusqu’au départ du bateau…, et je quitte encore une fois ces bons amis…
J’écris ces notes assis sur le pont, regardant de temps en temps vers Rio. L’immense Collier de Perles, fait de cette longue file de lumières en demi-cercle, a des longs espaces noirs : il a perdu un grand nombre de ses perles. Nous passons devant le Pain de Sucre, le grand rocher que l’on aperçoit par tribord, nous passons la barre sans nous en apercevoir et, enfin, prenons le large. Le temps est relativement calme. Il fait très doux. Je m’attarde encore un peu sur le pont, et vais me coucher, il est presque 3 heures. Adieu Rio de Janeiro !
Lundi 6 juillet 1925
Le point à midi était latitude 22°44 sud, longitude 41°3 ouest. La tempête a repris dans la nuit très forte. Il est 16 heures, et il n’y a qu’un moment que cela vient de se calmer. La T.S.F. nous annonce de gros dégâts sur la côte du Brésil. Les jours augmentent chaque jour. Tous les jours je vois le soleil se lever à tribord et se coucher à bâbord, et sa courbe dans le ciel s’augmenter. Nous allons chercher l’été dans l’autre hémisphère, avec ses longs jours.
Mardi 7 juillet 1925
Midi, latitude 29°20 sud, longitude 28°29 ouest. C’est maintenant le calme plat, le soleil commence à chauffer dur. J’aperçois sur le pont des visages inconnus, ce sont ceux qui ne sont pas sortis de leurs cabines, la grande chaleur et le calme les font sortir.
Jeudi 9 juillet 1925
Midi, latitude 11°29, longitude 33°20 ouest. Temps chaud à ne pas faire un effort. Quantité de marsouins qui gambadent autour et surtout à l’avant du bateau ayant l’air de le provoquer à la course. Les regarder fait passer le temps. De l’avant, on s’en va à l’arrière jouer avec les mouettes en leur jetant du pain… il fait chaud… chaud !
Vendredi 10 juillet 1925
Midi latitude 7°49 sud, longitude 30°46 ouest. Quelques tornades et grains dans la journée, puis le temps calme et chaud reprend.
Samedi 11 juillet 1925
Midi latitude 4° sud, longitude 28°30 ouest. Beau temps, ciel pur d’un bleu extraordinaire. Préparatifs pour la fête de la ligne. Je n’ai pas beaucoup d’entrain, mais enfin, il faut s’exécuter. À la demande de quelques passagers, je fabrique des coiffures. Il y a à bord M. FAIVRE que j’ai retrouvé à Rio, et il m’a fait de la réclame à mon insu.
Dimanche 12 juillet 1925
13 heures 45 : latitude 0° sud, longitude 26°16 ouest ; nous passons la ligne, nous rentrons dans notre hémisphère, je me sens plus chez moi. Nous allons bientôt voir le soleil au sud à midi et non au nord comme nous le voyions jusqu’à présent. Le soir la Croix du Sud descend sur l’horizon, elle va bientôt disparaître, et nous allons voir, après quelques degrés, notre Polaire apparaître. Toute la journée, fêtes habituelles du passage de la ligne, il n’y a pas l’entrain de l’aller. Le soir dîner travesti, et je tourbillonne dans ce flot sans entrain, mes pensées sont ailleurs.
Lundi 13 juillet 1925
Midi 3°36 latitude nord, longitude 24°32 ouest. Hier soir la fête a été interrompue par un grave événement, la mort d’un chauffeur. Le médecin a eu du travail, car pendant que l’un agonisait, entouré d’infirmiers, et avait besoin de grands soins à cause de fortes crises, à la même minute, une femme mettait au monde un enfant, et quelques difficultés demandaient la présence du médecin.
Enfin il en vint à bout, soulageant le passage dans les ténèbres à l’un, tandis qu’il amenait l’autre à la lumière. Aujourd’hui, une réunion des camarades du chauffeur a décidé de faire à leurs frais un cercueil en plomb, afin de ne pas immerger le corps du malheureux, il sera inhumé à Dakar. Les marins appellent le passage de la ligne, le passage du poteau noir : le nom était de circonstance cette fois.
Mardi 14 juillet 1925
Midi latitude 7°14 nord, longitude 21°54 ouest. Pas de fête pour le 14 juillet à cause des événements du bord. Chaleur terrible, pas un souffle de vent, et y en aurait-il que nous aurions chaud quand même. Nous sommes dans la région des alizés (vents d’est), vents très chauds, un passager de troisième classe est frappé d’insolation.
Mercredi 15 juillet 1925
Midi latitude 11°3 nord, longitude 19°28 ouest. Hier soir, au dîner, quelques banderoles, le strict nécessaire pour marquer la Fête nationale, puis discours du commandant. Après dîner, nous avons été regarder dans le ciel la Croix du Sud qui disparaît à l’horizon et la Polaire qui monte de plus en plus, ce soir nous ne verrons plus la Croix du Sud. Nous nous rapprochons de la côte d’Afrique, il y a maintenant autour du bateau des requins qui apparaissent. Il fait très, très chaud, les jours sont maintenant de douze heures.
Jeudi 16 juillet 1925
Dakar… Arrivée à 8 heures du matin. Aussitôt accosté au quai, enterrement du chauffeur. J’emprunte un casque et je vais à terre voir quelques amis que j’ai connus lors de mon voyage au Niger. Je vais déjeuner où je suis invité, chez M. FOURNIER, directeur des Grands Cafés de Dakar ; je revois son charmant petit garçon grandi, il me reconnaît. M. et Mme FOURNIER m’accompagnent à bord après avoir fait des arrêts aux Cafés Protet et Cosmopolite, où nous trouvons des amis.
La journée passe vite, et c’est presque en courant que je vais rejoindre le bord : on relève déjà la coupée. Serrements de mains, rapidement je me hisse sur le pont en faisant quelques acrobaties. Il est 16 heures, nous partons. Je suis exténué ; la chaleur à terre était effrayante, c’est d’ailleurs la plus mauvaise saison pour les Européens à Dakar. L’air du large me remet un peu de cette fatigue.
Vendredi 17 juillet 1925
Midi latitude 18°20 nord, longitude 17°50 ouest. Journée sans histoire ; chaleur torride, on n’a même pas la force de se promener sur le pont.
Samedi 18 juillet 1925
Midi latitude 22°59 nord, longitude 17°58 ouest. Nous sortons dans la soirée de la zone des tropiques. Il nous vient un peu de vent du large qui nous semble bien bon.
Dimanche 19 juillet 1925
Midi latitude 27°33 nord, longitude 17°12 ouest. Les tropiques sont passés. Un vent d’ouest nous rend la température plus agréable ; les jours allongent, la courbe solaire augmente et le soleil est bien au Sud maintenant à midi, à une heure nous avons aperçu, s’estompant dans le lointain, Ténériffe.
Lundi 20 juillet 1925
Midi latitude 32°09 nord, longitude 16°50 ouest. En vue de l’île de Madère. Nous ne devons repartir qu’à 18 heures : je vais à terre. Madère est magnifique : c’est un paradis, sous une latitude chaude, mais tempérée par la mer, puis l’île étant une montagne d’étages où pour chacun la végétation est différente, on y trouve à peu près tous les fruits du monde.
La ville commençant de suite au port est déjà en montée : quand on a trop chaud en bas, il n’y a qu’à monter ; et si l’on veut redescendre, il y a un moyen d’aller plus vite qu’avec une auto qui, elle, est obligée de faire beaucoup de chemin pour descendre les routes en lacets. Des hommes vous descendent par des rues directes à l’aide de traîneaux, sortes de grands fauteuils montés sur de longs patins comme pour la glace. Ils les font glisser sur les pavés et vous arrivez en bas très rapidement. Cela est très champêtre. 18 heures, nous partons.
Jeudi 23 juillet 1925
Midi latitude 41°12 nord, longitude 09°06 ouest. Côtes d’Espagne en vue. Court arrêt vers 6 heures du soir à Vigo pour débarquer des émigrants, et à minuit nous doublons le cap Finistère. La forte houle a repris, les jours sont longs et les nuits agréables. Je ne peux me coucher, je trouve que le bateau n’avance pas tant j’ai hâte de revoir la France et ma famille.
Vendredi 24 juillet 1925
Midi latitude 44°22 nord, longitude 07°04 ouest… Dans les eaux françaises, dans le golfe de Gascogne qui ne nous reçoit pas méchamment, contrairement à son habitude.
Samedi 25 juillet 1925
Midi trente : arrivée à La Palice. Je débarquerai bien pour prendre le train et rentrer plus vite à Paris. Ce n’est pas l’envie qui m’en manque, mais il faut que je sois au débarquement de mes bagages qui sont en cale, puis M. CASTELNAU m’a promis de m’amener ma famille au Havre. À 15h25 nous repartons.
Dimanche 26 juillet 1925
Midi. Travers d’Ouessant : latitude 48°24 nord, longitude 05°12 ouest. Forte houle. La mer est rarement bonne dans ces parages.
Lundi 27 juillet 1925
Enfin ! Ce matin nous voilà devant Ste-Adresse. Le Service de santé est passé à bord. Nous pouvons rentrer, il faut attendre l’heure de la marée, et je fais encore à bord un déjeuner que je croyais bien faire à terre avec les miens. Nous restons plus de trois heures devant le Havre : c’est un supplice.
Puis enfin, l’heure de la marée venue, nous sommes pris par deux remorqueurs : c’est alors l’entrée lente, lente, à travers les bassins avec des manœuvres qui n’en finissent plus. Si tous les ports que nous avons rencontrés avaient été comme celui du Havre, notre voyage aurait duré huit jours de plus. Enfin, nous sommes devant les Chargeurs.
J’aperçois ma femme et mes deux fillettes ; et c’est encore la manœuvre longue d’accostage, visa des papiers, débarquement, douane, et… je suis dans leurs bras… Un moment après, je vois M. CASTELNAU qui s’était discrètement retiré pour les effusions. Avant de monter en voiture pour nous rendre à l’hôtel, je frappe le sol de mes pieds et touche la terre… je suis enfin chez moi,et je dis : « VIVE LA France ».
* NdA. : Voir instructions maritimes ou ambassade argentine pour plus d’exactitude.