Lundi 17 avril:
Matin, douanes, installation et présentations à bord de la Jeanne d’Arc. 11 heures, cérémonie religieuse à bord, l’Amiral GUEYDOU remet la Légion d’honneur au père Eugène qui vient à Saint-Pierre à la maison du marin. À midi je déjeune à bord avec l’État-major. Il y a le commandant très aimable et très gentil, vieux marin qui a fait toutes les mers et tout le temps de la guerre la chasse aux sous-marins, il s’appelle BEAUGE ; le médecin major grade de lieutenant et appartenant à la marine de guerre, en mission pour cette campagne, comme le commandant BEAUGE d’ailleurs qui est dans le même cas. Puis j’aurai dû d’ailleurs le classer en premier, car c’est le père du bateau, plus vieux loup de mer que tous les autres, l’aumônier du bord, l’abbé LE CRIOUX, Légion d’honneur et croix de guerre.
Tous les ans à Terre neuve, il donne ses soins, s’occupe du courrier, fait au besoin le marin, ayant toutes les connaissances de la marine. Il a fait toute la guerre, c’est le bon vivant ayant toujours le mot pour rire et racontant à table un tas d’histoires, pour faire rire il ne ménage pas ses mots et parle comme un « poilu ».
Mardi 18 avril:
Le matin, arrivé de Monsieur DRUCKER opérateur de la Fox, pour tourner notre départ. 14 Heures, appareillage. Je tourne du bord, pendant que Monsieur DRUCKER nous prend de terre, jusqu’à la sortie des jetées. Nous faisons route sur Cherbourg et nous trouvons très mauvais temps. Nous sommes tous indisposés, depuis le commandant, il n’y a que l’abbé sur lequel cela ne paraît pas, et les plus malades ce sont le médecin et le père EUGÈNE. Enfin nous mouillons en rade de Cherbourg à 11 heures du soir.
Vendredi 21 avril:
9 heures du matin dans le port de Cardiff, nous faisons notre chargement de charbon, je viens de me lever.
À 3 heures du matin, à notre entrée au port, il a fallu tous nous lever pour la douane qui a pris notre bateau d’assaut. Le temps que le bateau reste au port ils mettent les scellés sur certaines marchandises : tabac, alcool, vin, etc. . La visite s’est terminée à 6 heures et je suis allé me reposer, j’étais fatigué et j’avais très froid ; nous commençons à être bien au nord et d’ailleurs nous irons jusqu’au 52e degré latitude nord.
Mardi 25 avril:
6 heures du matin, enfin nous avons quitté Cardiff. Hier soir à la marée, impossible de partir, il y avait une tempête trop forte. Nous sommes maintenant dans le canal de Bristol, cap sur le cap Fastlet.
Nous commençons à danser, quoiqu’abrités des côtes de chaque côté, fort vent nord-ouest.
Que nous réserve le large ?
Mercredi 26 avril:
8 heures du matin, un peu de calme après la tempête, nous sommes au milieu du canal Saint Georges. Nous devrions déjà être au cap Fastlet, mais depuis hier matin nous n’avons marché que 5 nœuds, vent debout tout le temps et la grande danse sans arrêt. Tout le monde a été malade, depuis le capitaine jusqu’au mousse. Nous nous sommes nourris de biscuits secs, impossible de tenir à table. Je suis resté couché presque toute la journée. C’est la meilleure position, je peux lire sans être gêné. Ce matin après cette petite accalmie nous avons tendance à reprendre la danse, le ciel se couvre. Peut-être une fois passée l’Irlande serons-nous mieux sur le grand océan, la vague doit être plus longue et mieux nous porter, nous sommes au débouché du couloir. À plus tard !
4 heures, un peu de calme revenu, si l’on peut dire, nous commençons à nous faire à ce chahut. Aujourd’hui nous avons tous très bien déjeuné (sauf le docteur qui est toujours malade, puis le père EUGÈNE que nous ne voyons pas, ils sont confinés dans leur cabine) et cela nous donne des forces perdues hier. Après le déjeuner l’abbé, que je devrai excepter des gens malades, car il est toujours gaillard, mangeant, buvant toujours bien et toujours sur le pont occupé à quelques besognes, je disais, l’abbé a attrapé à la ligne un superbe albatros blanc. Il est enfermé dans la cage à poule (seul bien entendu), et mauvais comme une gale, personne ne peut l’approcher.
Les albatros, espèce de petits albatros appelés marcas, et les mouettes planent à l’arrière du bateau. Pour attraper l’albatros (car il n’y a que lui qui mord) l’on laisse traîner à l’arrière dans notre sillage un long filin avec un hameçon spécial où est accroché un gros morceau de viande.
L’albatros plane au-dessus et pique pour happer la viande, à ce moment il est pris, il n’y a plus qu’à l’amener et le serrer au cou à l’étrangler presque, car autrement pour le déferrer l’on pourrait se faire couper un doigt. C’est de cette façon, en le tenant toujours serré, qu’on le met en cage ; je ne sais pas encore ce que nous en ferons, c’est une superbe bête. 6 heures, le temps se maintient un peu meilleur, nous sommes maintenant en vue des côtes d’Irlande en travers de Kinsale Head.
Vendredi 28 avril:
Midi, la journée d’hier, puis la nuit ont été très mauvaises, nous avons eu grain sur grain. Hier soir nous avons croisé un courrier américain. Ce matin nous avons vu un poisson bleu de la famille du requin, le poisson le plus méchant des mers, il a tourné autour de notre bateau un quart d’heure environ.
Le temps se remet, nous roulons encore un peu, mais bien moins, le docteur est toujours malade et ne mange rein. Hier soir à table je me rappelais la scène de Charlot, nous avons bien entendu la table de roulis, mais il ne faut pas oublier de mettre ses quilles autrement c’est le voisin d’en face qui reçoit votre assiette.
Il y a une assiette de soupe et un verre qui sont allés taper dans la cloison d’en face, heureusement personne ne les a reçus dans la figure.
18 heures, le temps s’est maintenu beau, houle assez forte tout de même ; rien de particulier autrement, pas un bateau en vue, journée monotone, nous comptons encore huit jours pour être à Saint-Pierre.
Samedi 29 avril:
12 heures, le temps est remis, il fait beau maintenant et nous roulons moins, c’est un vrai repos après ce que nous avons passé. Nous traversons en ce moment le Gulf Stream. L’eau est plus bleue, d’un beau bleu et la température beaucoup plus douce. Rien de particulier, voici notre point à midi : latitude nord 49°1, longitude ouest 21°51.
15 heures, comme nous avons bon vent de nord d’est, les hommes travaillent activement à réparer et à installer de nouvelles voiles, ce qui pourra nous faire gagner beaucoup de vitesse.
J’ai déjà dit, je crois, que nous avions installé le marca (albatros) dans la cage à poules, c’est la distraction du bord. De temps en temps, on lui donne de gros morceaux de viande au bout d’un bâton, il avale d’un trait des morceaux représentant au moins une livre. Son cou se gonfle et il attend en fermant les yeux que son gésier travaille pour le libérer, il redevient alors méchant et en redemande d’autres.
Il y a aussi un chien que les hommes ont trouvé au Havre, ils l’appellent trouvé, la pauvre bête a eu le mal de mer. Après le déjeuner je lui apporte son morceau de sucre, il est plus reconnaissant que le marca et me fait des caresses pour me remercier. J’ai installé ce matin mon pied spécial sur la passerelle, car dans deux ou trois jours nous allons commencer à rencontrer des glaces, je commencerai à travailler et ce sera un peu moins monotone.
Mercredi 3 mai:
Midi : la tempête a pris une force considérable, voilà deux jours que nous naviguons dans des conditions infernales. Heureusement notre petit navire tient bien, il danse sur la lame comme une coquille, c’est nous qui tenions moins bien. Notre vitesse a été considérablement réduite, nous ne faisons plus que 120 miles par jour au lieu de 200 ; nous ne serons pas avant lundi à Saint-Pierre. Le temps se remet un peu, espérons que le calme va revenir et de bons vents, car nous avons depuis ces deux jours vent debout (d’ouest). L’endroit que nous venons de passer, et où nous sommes encore d’ailleurs, s’appelle « la Gueule d’enfer », c’est à cause de la réunion du courant équatorial (Gulf Stream) et du courant polaire (courant du Labrador), l’un montant, l’autre descendant.
Nous passerons dans 2 jours, à la vitesse où nous sommes, sur le lieudit « Bonnet Flamand » c’est un endroit où l’on passe tout d’un coup de grands fonds à des petits fonds. Voici à peu près le schéma d’après la carte marine, la longueur de ce banc fait environ une centaine de kilomètres, c’est à partir de cet endroit que nous commencerons à voir des glaces. Ce matin beaucoup de marsouins et de souffleurs (petite baleine) autour du bateau.
DESSIN DE LUCIEN LE SAINT
Samedi 6 mai:
8 heures du matin, hier toute la journée et la nuit nous avons eu 4 ou 5 tempêtes, notre marche très retardée, vitesse réduite jusqu’à 3 nœuds.
Ce matin nous avons enfin passé le Bonnet Flamand de 2 heures à 5 heures, nous serons dans la nuit sur le grand Banc. La Terre se rapproche, 3 jours peut-être. Le temps est beau maintenant, mer toujours un peu forte, mais le repos à côté de ce que nous avons eu.
La température est froide 3° au-dessous de 0 à midi et 8 ou 10 à minuit. Nous sommes en pleine région des glaces, 5 sont déjà passées et de gros icebergs nous sont signalés vers le Banc.
Nous avons eu hier soir un commencement d’incendie sur la misaine par court-circuit vite éteint et rien de grave. Nous revoyons des oiseaux de mer, des poules mauves, des godes et godillons, des pailles en queue, c’est signe d’approche des terres, il faut dire que ces oiseaux font des 400 à 500 kilomètres en mer.
8 heures du soir, le temps est superbe, accalmie complète. Nous sommes absolument dans un champ de glaces, je ne peux plus les compter maintenant. Nous avons vu des icebergs gros comme deux et trois fois notre bateau, c’est joli et effrayant en même temps. Ils descendent vers le sud, croisant notre route à une vitesse de 6 à 7 kilomètres à l’heure, il y a des effets de lumière merveilleux sur ces glaces.
Dimanche 7 mai:
10 heures du matin, c’est le rêve, le temps est tout à fait beau maintenant, quel repos. Nous admirons les superbes icebergs qui dérivent vers le sud. Il y en a maintenant qui ont de 1 à 2 kilomètres de long et 30 à 40 mètres de haut, il y en a qui ont des découpures magnifiques.
Je commence à travailler et ai la chance d’être servi par ce temps. Ce matin messe à bord à 8 heures et chants de cantiques. Au sortir de la messe, nous avons vu une baleine à 5 ou 600 mètres de nous, elle faisait des colonnes d’eau d’au moins 20 mètres.
Nous sommes maintenant sur le grand Banc, nous doublerons le cap Race (pointe sud-est de Terre neuve) dans la soirée (tard) et après-demain probablement Saint-Pierre nous allons enfin voir la terre. Hier soir rencontré un bateau de pêche auquel nous avons demandé s’il n’avait pas de malade à bord, réponse négative, et avons continué notre route.
8 heures du soir, il est dit que notre traversée ne nous laissera pas de répit, le beau temps de ce matin à disparu tout d’un coup, un grain venant du sud-ouest. Depuis gros temps et brouillard, la sirène marche tout le temps et des veilleurs partout pour les glaces. Je ne me couche pas avant d’avoir vu le phare du cap Race.
Lundi 8 mai:
Midi, nous sommes près des terres, au sud de la presqu’île d’Avalon (Terre neuve) et nous ne l’avons pas encore vue à cause du brouillard.
Nous avons passé une nuit abominable, nuit de terreur continuelle. Il a fait un brouillard à ne pas voir le bout du bateau, il y avait à craindre les glaces, les bateaux et la terre, car à ces moments le compas n’indique rien. Une simple dérive au nord aurait pu nous jeter à la côte, aussi nous avons piqué au sud nous écartant un peu de notre route.
Toutes les minutes la sirène lugubre, dans cette nuit, 2 hommes de veille sur le gaillard d’avant, 2 sur l’arrière, 1 sur la passerelle et l’officier de quart avec lequel j’étais, toute la nuit occupés à faire des sondages pour s’orienter par les fonds (connus et indiqués sur la carte). Enfin ce matin moins de brume et le point fait nous n’avons pas d’erreurs de route.
S’il n’y a pas d’incidents, nous serons vers 10 heures ce soir à Saint-Pierre au lieu d’arriver dans l’après-midi. Je ne pourrais pas tourner l’arrivée comme je comptais faire. Enfin nous arrivons au bout de cette traversée pénible.
Mardi 9 mai:
Je suis à terre, je tape le sol et c’est ferme, à Saint-Pierre, patelin ignoble, mais c’est la terre après ce que nous venons de passer.
4 heures du matin, au petit jour, nous nous sommes aperçus que nous étions mouillés vraiment en face de Miquelon, chose admirable de la marine quand l’on pense que sur l’immensité sans aucun point de repère, avec la brume et simplement par calculs à l’appréciation, heures notées minute par minute, loch (indicateur de vitesse) relevé à tout moment, sondage des fonds qui servent étant indiqués sur les cartes, l’on arrive à mouiller près d’une île qui est un grain de poussière dans l’océan, et cela avec 100 ou 200 mètres d’erreur.
5 heures le temps est presque éclairci, nous levons l’ancre. Nous voyons en passant toutes les terres arides de Miquelon, sans végétation et à 7 heures nous entrons dans le Barachois (petit port).
À Saint-Pierre même paysage pas de végétation, maisons en bois, de la neige et de la glace. 1 heure de manœuvres pour mouiller et enfin pied-à-terre.
Je me rends compte que je dois avoir l’air d’un homme qui a bu, je suis le premier à terre, car un canot m’a amené pour prendre l’arrivée du bateau, mauvais travail d’ailleurs à cause de la brume.Je vais de suite à la poste, je n’ai pas besoin de demander le chemin, je le flaire.
Pas de courrier, déception bien entendu, mais rien à faire, le bateau qui amène les lettres de Sydney est en réparation.
Nous aurons peut-être le courrier jeudi, mais peut-être serons-nous déjà partis pour Sydney pour charbonner. De Sydney où nous restons quelques jours, j’irai à Halifax toucher de l’argent et nous repasserons à Saint-Pierre pour le courrier.
Après 20 jours en mer sur les bancs pour la pêche, retour à Sydney ou je prendrai le train pour New York pour m’embarquer, si tout va comme je le pense.
Samedi 13 mai:
Ces gens font un métier de forçat de nuit, ils posent les lignes, quittant leur bord dans des petits doris où ils tiennent juste 2. Quelquefois ils se perdent dans la brume à cause des nombreux courants les emmenant en dérive et écartés sans s’en apercevoir de leur bateau, et à chaque instant cela nous est signalé, et s’il vient gros temps adieu pour ces petites embarcations.
Quand ils reviennent à bord, ils travaillent tous à la première préparation de la morue, dépeçage, tranchage et salaison, et ils ne dorment que quand ils peuvent accrocher une ou deux heures d’intervalle. Nous leur donnons donc leur courrier, du chocolat, du tabac et un quart de vin à ceux qui viennent à bord, aussi la « Jeanne d’Arc » est fêtée à chaque passage et ils nous font cadeau de ce qu’ils peuvent ; de la morue, c’est tout ce qu’ils possèdent, aussi nous en avons à bord.
À midi nous avons donc commencé par manger de la morue fraîche sautée au beurre, c’est excellent cela ne ressemble en rien à la morue que nous connaissons, nous Parisiens et c’est un plat que l’on ne peut guère manger qu’ici 2 heures après être pêché, aussi cela a fait causer à table et le prétexte de déboucher des bouteilles, petite fête qui remet un peu des moments durs et monotones.
Dimanche 14 mai:
15 heures, nous avons passé les bancs où j’ai travaillé un peu, rencontré ce matin 3 goélettes l’une nous a envoyé un malade (5h30) à la suite d’un coup sur une varice il a une plaie variqueuse.
Ce matin, 8 heures messe à bord un peu plus longue que d’habitude, car c’est aujourd’hui la fête de Jeanne d’Arc, et c’est aussi la fête de notre petit navire. Distribution par l’abbé à nous tous ainsi qu’à l’équipage de chocolat (que je garde précieusement pour mes trois petits en souvenir de cette petite fête dans de telles circonstances), cigares, tabac.
À midi petit festin, nous mangeons un superbe flétan, poisson de mer, et l’abbé sort de vieilles bouteilles de sauternes, et une bouteille de rhum de la Jamaïque qu’il a ramenée lui-même d’un de ses voyages. Après déjeuner tous les hommes qui ne sont pas de quart ont quartier libre, c’est-à-dire qu’ils ne s’occupent pas de nettoyage comme ils le font d’habitude en dehors de leur quart.
Ici, bien entendu, pas possible d’aller voir la bonne amie ou au café-concert, la distraction, des jeux sur le gaillard ou la pêche. Le bosco a attrapé un superbe cormoran (oiseau de mer) il lui coupe les ailes et le laisse aller sur le pont, la pauvre bête est abrutie et cela fait peine à voir quand on l’a vu si beau suivre le bateau ; moins méchant que l’albatros, mais je pense qu’il aura le même sort.
Aujourd’hui, ce matin forte houle, à présent temps passable, plus de brouillard, nous faisons route sur Sydney où nous arriverons demain dans la matinée.
Lundi 15 mai:
1 heure du matin Sydney Nord. Nous sommes à quai à Sydney Nord pour 1 heure, nous allons traverser 1 kilomètre environ pour Sydney Sud la ville.
Depuis hier nous avons vu les plus belles choses de notre voyage. Hier soir à 10 heures nous avons assisté à une aurore boréale de toute beauté, le ciel était de feu et il montait des fumées blanches de la mer comme des feux d’artifice, cela a duré une heure environ et nous sommes allés nous coucher.
Ce matin le commandant me fait réveiller à 5 heures, nous sommes au milieu de la banquise, plus de mer tout autour de nous de la glace ; notre bateau avance doucement en chassant les glaçons, il fait beau et nous voyons grand nombre de phoques qui s’étirent au soleil et que nous dérangeons ; nous naviguons trois heures comme cela et nous trouvons une étendue de 4 à 5 milles de mer libre où nous rencontrons des baleines. Nous reprenons la glace et entrons à 11h30 dans le canal Saint-André couvert aussi de glaçons et c’est au milieu de ces glaces que nous mouillons, pris grand nombre de films intéressants.
Nous sommes restés 2 jours à Sydney pour faire le charbon et pendant que les hommes travaillent à ce chargement, avec le commandant, l’abbé et le docteur nous allons rendre visite aux autorités et faire quelques promenades en ville et repartons pour Saint-Pierre pour prendre le courrier à distribuer aux pêcheurs avant de nous engager dans notre tournée.
Lundi 22mai:
17 heures 30, il y a une demi-heure que nous venons de quitter Saint-Pierre, nous voyons encore l’île, bientôt nous ne la verrons plus et ce sera pour 20 jours en mer.
Cela ne m’effraie pas parce que c’est là que je vais faire mon travail et chaque jour me rapproche du retour. Il fait un temps superbe, après la brume d’hier le temps s’est nettoyé tout d’un coup et j’ai pu avant le départ faire mes panoramas de Saint-Pierre.
Je suis maintenant sur le pont à écrire avec mon camarade Dick ou Trouve, il répond aux deux noms. La température est toujours un peu basse, mais il me semble qu’il fait très chaud après ce que nous avons passé. Je n’écris pas long maintenant, car j’ai autre chose qui me presse, je vais relire mes lettres, maintenant je vivrai moins en sauvage j’ai tout mon monde avec moi.
Mardi 23 mai:
Mardi soir, belle journée, temps assez calme, nous voyons quelques bateaux, l’abbé remet le courrier, le docteur arrache une dent à un pêcheur, ouvre un panaris et panse une jambe, je fais quelque travail.
Les pêcheurs nous apportent toujours à chaque fois qu’ils viennent à notre bord de la morue, ils nous ont donné aussi des coquilles Saint Jacques et du flétan.
La morue fraîche est très bonne, mais nous commençons à en manger pas mal, il y a un pauvre vieux mouton à bord que nous avons embarqué, il va falloir le tuer de suite, car il refuse toute nourriture incommodée par la mer, cela changera de la morue.
Jeudi 25 mai:
20 heures : jeudi de l’Ascension, quoique le paysage ne change pas, temps un peu brumeux, mer assez calme, nous nous apercevons tout de même du jour de fête.
Ce matin messe à 8 heures, le Salut à 3 heures et un peu de supplément à table, sans toutefois changer de la morue et du lard que nous mangeons à toutes les sauces.
Nous avons vu une quantité de bateaux, il y a eu une dizaine de malades non infirmes, plutôt la plupart viennent pour des coups aux jambes en accostant avec les doris, et la plus grande partie consulte pour des panaris. Le docteur en a ouvert cinq aujourd’hui et il y en a un dont il faudra enlever le pouce demain. Ce métier de pêcheur est rude, ils restent au large des 3 et 4 mois, pas moyen pour eux d’avoir d’eau douce pour se laver leur réserve étant très juste. Ils restent ce temps sans se laver et alors une piqûre d’arêtes de poisson ou d’hameçon en boitant (appas), avec la saleté ils ne coupent pas au panaris. Quand il n’y avait pas de bateau-hôpital, beaucoup en mourraient.
Nous avons recueilli aussi deux naufragés, il y avait 48 heures qu’ils étaient perdus, nous les avons embarqués avec leur doris. Le doris est un petit canot de forme spéciale où peuvent prendre place juste deux pêcheurs, une erreur du petit compas imparfait qu’ils sont obligés d’avoir sur une telle embarcation, un peu de brume, les courants de la mer et les voilà perdus ; cela arrive tous les jours, heureusement que le Dieu hasard les sert bien souvent.
Samedi 27 mai:
7 heures, état de la mer toujours mauvais, nous avons rencontré la goélette Sylvan de Saint-Servan, c’est à eux qu’appartient le doris, nous leur avons rendu, aucune nouvelle des hommes ils sont bien perdus. Notre mousse s’est brûlé aux pieds, par un coup de roulis il s’est lâché une gamelle d’eau bouillante sur les pieds, cela va gêner l’abbé, car c’est lui qui servait la messe.
Pas vu beaucoup de bateaux à cause du temps, toujours des panaris à ouvrir pour le docteur, dents à arracher et plaies variqueuses. Nous n’avons jusqu’à présent que peu de malades à hospitaliser, nous les rendons assez rapidement à leur bord. Nous tournons toujours autour du Platier centre actuel des goélettes.
Dimanche 28 mai:
Midi temps un peu moins mauvais, le baromètre remonte, les vents passent au nord-ouest. 18 heures messe. Nous croisons toujours beaucoup de baleines, nous sommes dans leur région toujours sur ce Platier que nous parcourons dans tous les sens.20 heures, le temps est tout à fait beau, mer calme, nous recueillons 2 naufragés avec leur doris, c’est-à-dire que c’est un voilier qui nous les repasse, ils sont restés 3 jours perdus dans la brume, nous les reconduirons à leur bord.
Beaucoup de malades, le pauvre docteur est exténué, joli couché de soleil ce qui est présage de mauvais temps, beaucoup de baleines qui jouent autour de notre bord.
Nous avons mangé à midi du dadin, oiseau de mer sorte de mouette, cela ressemble comme goût et comme dureté un peu au corbeau avec un goût de poisson… il paraît que cela purge.
Lundi 29 mai:
Ce soir tout a tourné au mauvais, la houle prend. Nous sommes mouillés à côté du « Cassiopée », bateau de guerre qui fait l’inspection des bancs au point de vue police maritime.
Nous nous sommes courus après toute la journée, nous donnant chacun notre point par T.S.F.. Le docteur a une opération sérieuse d’un phlegmon et il a demandé l’assistance du médecin de la Cassiopée, car il faut endormir le type.
Le médecin est à notre bord nous attendons le résultat.20 heures, l’opération a été difficile, car la mer est devenue assez forte, mais a très bien réussi.
Pendant ce temps nous avons été invités à venir à bord de la Cassiopée. Pour passer dans les embarcations, il y avait des déplacements de 2 mètres, ce n’a pas été chose facile.
Enfin nous avons été très bien reçus et avons pris un punch d’honneur avec les officiers. En rentrant, nous avons dormi et failli nous perdre en mer.
Vendredi 2 juin:
Voilà deux jours mauvais passés, j’ai fait un métier de chien, mais j’ai du beau travail et une avance considérable sur mes prévisions. Remis aujourd’hui au T.S.F, 2 lettres océan dont une à KHAN pour lui dire que tout va bien et que j’expédierai des films.
Je suis allé à bord des goélettes et trois-mâts depuis 3 heures du matin pour attendre le retour des doris avec la morue.
J’ai tourné toutes les opérations d’arrivée, comptage, pesage, lavage, tranchage, etc., le passage d’un bord à l’autre est le plus difficile.
Accoster un bateau c’est se tenir à 3 kilomètres l’un de l’autre, car un coup de mer aurait vite fait de nous jeter l’un contre l’autre.
Il faut passer en doris en descendant le long du bord par une échelle de corde et attendre pour sauter le coup de mer qui amène le doris. L’arrivée est toujours à plat ventre dans une boue de tripes et sang de morue, ce n’est pas drôle.
Dans une de ces tournées, j’ai démoli mon appareil et passé une demi-journée à le réparer, il m’a fallu faire un tas de systèmes pour faire un ballot de l’appareil et lui permettre de résister aux chocs. Cela va bien pour le transport, mais quand je tourne, il faut le dépiauter et un coup de roulis m’a jeté avec contre un mât. Tout est réparé maintenant.
Samedi 3 juin:
17 heures, journée calme, de la brume très intense qui nous a obligés de mouiller toute la journée, car dans cette région, avec le nombre de bateaux de pêche et de doris, il serait dangereux d’avancer. Nous avons péché à bord, j’ai attrapé ma première morue elle pesait 40 livres et j’ai eu de la peine à haler sur les 60 mètres de fond.
Tout le monde me regardait pour voir si j’allais réussir, je l’ai amenée à bord et j’ai reçu des félicitations. Je suis sacré pêcheur pour la morue, l’usage est de garder l’esprit de sa première morue ce que j’ai fait, ce sont deux petits os, un au-dessous de chaque œil, de forme assez bizarre.
Nous avons appris ce matin par T.S.F. la nomination de l’abbé Le Crioux au titre de chanoine, petite fête l’après-midi, il n’y a pas eu de poulet rôti, ici c’est la morue qui remplace, d’autant plus qu’avec le grand nombre de malades hospitalisés les provisions en conserve commencent à diminuer, enfin dans 5 jours Saint Pierre.
Jeudi 8 juin:
17 heures 30, Terre ! Voilà 17 jours que nous ne l’avions pas vue, c’est encore brumeux, mais nous la distinguons et cela fait plaisir. Le beau temps est revenu, mer calme toute la journée, le remorquage a bien pu se faire et nous avons gagné du temps.
Nous avons rencontré grand nombre d’icebergs colossaux et de formes très jolies, je les ai photographiés. Nous longeons la presqu’île d’Avalon et nous serons ce soir vers 10 heures à Saint-Jean de Terre neuve, nous resterons quatre jours pour faire du charbon.
Nous repasserons à Saint-Pierre prendre le courrier et par le retard de ce sacré bateau qui nous fait charbonner à Saint-Jean, la Sainte Jeanne ne repassera à Sydney que 15 jours après Saint Pierre. En tout retard de 19 jours sur mon retour, c’est gai et rien à faire, je suis à la merci du bateau, pas moyen ici de prendre mes malles et partir.
Mercredi 14 juin:
Arrivé le 10 à Saint-Pierre nous avons passé 4 jours pour réparation de machine. J’ai profité de ce séjour pour faire des vues superbes de la côte autour de l’île et sur le débarquement et le séchage de la morue.
Je suis allé à l’île des Chiens ou j’ai acheté une petite chienne terre-neuve pure race de 1 mois, je l’embarque à bord ce sera ma compagne. J’ai commencé à la nourrir avec du lait condensé, elle est gentille tout plein et déjà plus grosse que Chouquette, je l’appelle Doris, c’est d’ailleurs dans un doris que je l’ai ramenée à bord.
Monsieur de MINIAC, un ami du bord, a acheté sa sœur et nous les dorlotons comme de petits enfants, elles dorment maintenant et nous voguons vers Sydney. Nous avons suivi les côtes du grand et petit Miquelon et les fjords de Terre neuve où j’ai pu tourner de très beaux paysages sombres et grandioses.
Vendredi 16 juin:
Soir, nous sommes à Sydney Sud où nous allons rester jusqu’à lundi. Je vais m’occuper pendant le séjour, sérieusement, de mon retour que je souhaite le plus rapidement possible, mon permis n’est pas arrivé et je l’aurai très certainement au retour.
J’ai eu de l’occupation et j’en aurai encore avec ma petite Doris, elle est mignonne comme tout, elle me connaît bien et nous faisons de grandes parties à quatre avec sa sœur qui s’appelle Doris aussi et son maître Monsieur de MINIAC qui est devenu un ami.
Nous avons des discussions continuelles avec les hommes du bord qui voudraient qu’on leur donne du poisson et les mette à l’eau, sous prétexte que ces chiens sont élevés à la dure. Bien entendu nous faisons à notre tête et leur donnons du lait, nous verrons plus tard, d’ailleurs elles viennent bien et nous surveillons leur caca. La nuit dernière j’ai trouvé la mienne dans mon lit à côté de moi, mon lit est à peu près à un mètre de haut, je ne sais comment elle a pu faire.
Il y a sa caisse, une chaise et sa couverture qui pend, elle a dû faire une gymnastique terrible en s’accrochant de ses griffes à la couverture.
Samedi 24 juin:
Temps mauvais, brume épaisse, temps humide et froid. Depuis que j’ai quitté le Havre, je n’ai pas encore vu le thermomètre plus haut que 10°, il fait en ce moment +4°.
Quand je pense qu’à Paris il fait trop chaud ! Visité quelques bateaux, difficile à cause de la brume et mauvaise mer, nous les referons par les sirènes en avançant avec prudence.
Ma petite Doris n’est pas incommodée du roulis et mange du capelan (petite sardine) et tête de morues, c’est la race de ces chiens de manger du poisson, ici il y en a à lui offrir. Les journées sont longues et pénibles.
Jeudi 29 juin:
18 Heures, vents sud-ouest, très mauvais temps. Je ne tiens plus mon journal au jour le jour, car c’est exactement la même chose qu’à la première croisière et puis j’ai l’impression en passant un jour que le temps passe plus vite.
Avec le mauvais temps la brume a disparu, nous sommes bien secoués et embarquons beaucoup de paquets de mer, mais j’aime encore mieux cela que cette navigation dans les ténèbres, à marche lente, la sirène tout le temps et l’anxiété, c’est moins lugubre.
Nous continuons à faire de l’assistance avec bien des difficultés, le passage d’un bateau à un autre n’est pas toujours commode avec les doris. Le docteur coupe de temps en temps un doigt, car ce qui domine toujours ce sont les panaris.
Rencontré aujourd’hui un trois-mâts portugais, le genre de pêche n’est pas le même que nous. Signalé aujourd’hui 3 doris et 6 hommes perdus depuis 2 jours. La moitié de cette croisière est faite, maintenant marche vers le retour.
Samedi 30 juin:
Je suis réduit à écrire au crayon, hier j’ai cassé mon stylo par un fort coup de roulis. Voilà 2 jours que nous avons un temps de chien, grande difficulté à arraisonner les bateaux, nous avons pris quelques malades et recueilli 2 naufragés qui ont eu leur doris coupé en deux par un chalutier dans la brume.
Par un hasard extraordinaire, ils ont pu être sauvés.Nos pauvres petites chiennes ne sont pas bien par ce temps et nous avons du mal à les soigner.
Dimanche 1er juillet:
22 heures, messe ce matin malgré la grosse tempête qui ne s’est calmée que vers 16 heures. Cet après-midi nous avons rencontré la « Ville d’Ys » (croiseur navire de guerre), nous avons été invités à dîner à leur bord, cela a changé un peu, mais quelles difficultés pour franchir avec une baleinière le kilomètre d’écart que nous sommes obligés de prendre au mouillage pour ne pas se taper l’un dans l’autre. Je rentre à l’instant, nous sommes trempés.
Lundi 2 juillet:
18 heures : mer toujours un peu grosse, mais passable à côté de ce que nous avons eu. Nous avons recueilli 2 doris et 4 hommes qui étaient à la dérive, perdus depuis 90 heures (4 jours), les pauvres malheureux sont, comme tous dans ce cas, éreintés d’avoir soutenu la mer à l’aviron pendant ce temps de jour et de nuit.
Un doris est un simple canot à 2 hommes construit spécialement pour tenir par gros temps, mais à condition qu’il y ait toujours un homme pour le tenir debout à la lame et quelle fatigue pour un seul. Vu quelques bateaux portugais et français, pas beaucoup de malades, envoyé aujourd’hui une lettre océan.
Vendredi 7 juillet:
22 heures, encore un coup de tabac aujourd’hui. Ce soir le temps s’est remis, à cette heure la mer est superbe avec un beau clair de lune, nous faisons route nord 65 ouest vers le Trou Baleine pour voir les chalutiers. Demain soir route sur Saint-Pierre où nous arriverons dimanche matin et le soir nous repartirons à Sydney où j’abandonnerai cette brave Jeanne pour retourner vers la France.
Samedi 8 juillet:
Enfin une belle journée qui m’a permis de prendre un chalutier. C’est une vraie veine, car deux heures après, le temps redevenait brumeux. Nous avons pris un malade assez grave, congestion pulmonaire.
Lundi 10 juillet:
Terre, voilà 20 jours que nous ne l’avons vue. A 9 heures nous arrivons à Saint Pierre, cette fois c’est la fin.15 heures, pas de lettres, le Propatria n’est pas arrivé je n’aurai plus de lettres maintenant, mais je rentre, demain matin nous partirons de Saint-Pierre et en route Sydney et New York.
Lundi 17 juillet :
8 heures matin sur le « Bras d’Or ». J’ai fait mes adieux à la Sainte Jeanne d’Arc et je viens de m’embarquer sur le bateau le Bras d’Or qui va de Sydney au Causo-Mulgrave en passant par la rivière du Bras d’Or qui est paraît-il superbe, c’est la traversée de tout le Cap-Breton par cette par cette rivière encaissée dans des collines et très étroite.
Tout ce qu’il faut pour que je fasse quelque chose de joli en ciné si le temps le permet.9 heures, nous avons franchi les passes, nous prenons un peu le large, dans une heure nous rentrerons dans la rivière, la côte est très belle.11 heures, nous venons de quitter New Campbellton. Nous sommes dans le Bras d’Or, c’est un paysage de féerie.
14 heures, voilà un moment, c’est-à-dire depuis 11 heures, que je suis sérieusement occupé avec mon ciné. J’ai un temps superbe et un paysage non moins superbe. Je suis maintenant dans la baie de Beddech (la partie la plus large du Bras d’Or).
Nous sommes au milieu d’un immense lac entouré de montagnes couvertes de végétation laissant à découvert des roches, de l’argile et du sable donnant avec le vert des arbres et les jaunes et rouges des petites maisons parsemées, des tonalités du plus bel effet. Je suis seul sur la passerelle avec le capitaine et nous ne parlons pas beaucoup, car je ne sais pas l’anglais et lui ne connaît pas le français ; quelques gestes, des mots hachés accompagnés de yep de ma part pour approuver que j’ai compris tout de même.
De temps en temps le second (avec lequel j’ai déjeuné) vient me voir et comme il parle français nous bavardons.16 heures, nous traversons le grand lac du Bras d’Or, plus large encore que la baie de Beddech. Nous allons entrer dans le couloir de St Peter en passant le cap St Georges. 19 heures, nous avons passé depuis le Canal Peter dans un tas de couloirs tous plus jolis les uns que les autres, nous approchons maintenant de Mulgrave avec un magnifique coucher de soleil qui se prépare.
Mardi 9 heures 18 juillet:
Arrivé hier soir à 8 heures à Mulgrave j’ai couché à l’hôtel après bien des difficultés pour le transbordement de mes bagages, et pour manger, avoir à peu près ce que je voulais. Enfin je me suis couché à minuit exténué et je viens seulement de me lever.
Je prendrai le train ce soir, quelle direction ?? Il faut que je me renseigne et que j’attende un courrier où je peux recevoir un permis pour continuer. Si le permis arrive, cela m’obligera à passer par Montréal pour faire une ou deux vues sinon je pars direct pour New York.
Jeudi 20 juillet:
St John 5h30 : dans un quart d’heure, je pars direction N. York. Je suis installé dans un bon Pullman. Depuis Mulgrave bien des péripéties, j’ai reçu mon permis jusqu’à Moncton où il était joint une dépêche me disant de retirer mon permis Québec, Montréal, Toronto, à Moncton.
Je suis donc parti à l’œil bien installé en première à 1 heure du matin. Traversant des monts, des prairies, d’immenses forêts, des rivières et des lacs, je suis arrivé à Moncton à 14 heures. J’ai trouvé mon permis me donnant toute faculté, puis comme il fallait que j’aille voir l’agent de Montréal et de Toronto j’ai eu peur d’être retenu par eux et de retarder mon retour de huit jours, alors le cafard, le terrible cafard qui me prend toujours tout d’un coup, m’a pris, et j’ai tout abandonné redescendant au Sud à St John ligne directe Boston- New York. Tout le travail de diplomatie que j’avais fait pour arriver à mes fins, je l’ai démoli en cinq minutes.
J’ai envoyé une lettre au Canadian Pacifique racontant une colle, appareil démoli, douane, etc., et je suis arrivé à St John hier soir 17 heures. J’ai toujours voyagé de Sydney à St John à l’œil. Mais à St John à mon tour d’être possédé, la douane, la police me mettent la main dessus pour mes bagages et mon passeport qui était visé, mais, administration tout comme en France, obligé de passer par le bureau d’émigration et coût : 8 dollars. Mais à mon tour maintenant d’opérer, je suis allé voir le consul de France, je lui ai parlé du pays et de tout ce que je peux dire en pareille circonstance, je ne m’en souviens pas moi-même. Il est venu avec moi au « Consulat Américain » et les dollars me seront remboursés, avec 26 dollars j’ai mon billet pour New York et me voilà en route poussant un gros soupir, car le temps d’écrire, le train vient de partir.
Il vient de se renouveler une petite scène que j’ai déjà eue, l’employé vient me pointer mon billet et me met un petit bout de carton numéroté (grandeur ticket métro) à mon chapeau.
Consciencieusement je le retire et le mets dans ma poche, il pousse un ho ! Ho ! Me fait signe de lui rendre et me le remet au chapeau en me disant all right.
En Amérique c’est l’usage il faut se balader avec son ticket pour faciliter le contrôle de ces messieurs, et l’on se plaint en France. Il y a ici des choses mieux et d’autres plus mal, en tous cas celle-là si elle est plus pratique, je ne l’admets pas quand même. Je trouve que c’est porter atteinte à la liberté, il n’y a pas de raison de vous faire costumer ainsi.
Vendredi 21 juillet :
Dans le train entre Portland et Boston.
Traversée depuis hier soir tous les paysages possibles. Ce qui domine, les forêts, d’une étendue extraordinaire, et le maquis. Il faut parcourir quelquefois des centaines de kilomètres avant de voir un petit village. Ce que j’ai vu dans ces forêts c’est la nature, sur ces étendues immenses il y a certainement des points qui n’ont pas été foulés par l’homme, en tout cas peu et rarement, la nature sauvage, le fouillis et l’enchevêtrement d’arbres poussent comme ils veulent.
J’ai assisté hier soir à un coucher de soleil de toute beauté. Depuis ce matin 5h. C’est-à-dire Portland et peut-être avant, car je dormais, nous rentrons dans des régions plus civilisées ; des champs, des prairies, des bois ayant de la ligne, de-ci de-là la petite maison de bois, passage de petites villes, rivières et lacs, c’est joli, mais ici l’homme a travaillé. J’aimais mieux les forêts vierges. 19 heures 30, je suis dans le train rapide pour New York. Enfin plus de changement. J’ai télégraphié à la Fox et j’espère qu’ils viendront m’attendre à la gare. 2 heures d’arrêt à Boston m’ont permis de voir tout le centre de la ville. De la gare de Boston Nord à Boston Sud. Je suis venu par le métro aérien qui traverse toute la ville de sorte que j’étais déjà orienté quand je suis parti faire un tour à pied après avoir appris que j’avais 2 heures 45 à attendre ce qui m’a fait 2 h plein de promenades.
15 heures.
Je viens de déjeuner l’éternel « Bifteack Potatoes » et un verre d’eau, c’est tout ce que j’ai mangé jusqu’à présent ne sachant pas demander autre chose, quelquefois un dessert que je désigne en lisant sur la carte, mais j’ai rarement quelque chose de fameux, trop de sucreries, où est notre vieux camembert.
La ligne borde la mer et je m’intéresse plus maintenant à regarder au large vers l’est, que le paysage, là-bas à l’est c’est la France, encore un petit saut et j’y serai.21h30, dans ma chambre à New York à l’YMCA. Arrivé à 19 heures je suis allé à la Fox à 3/4 d’heure de la gare sans rien demander en m’orientant seul, ce qui fait voir la facilité de se repérer à N. York.
J’avais étudié le plan dans le train cela m’a suffi. Toutes les grandes avenues commencent au Sud et montent au Nord et elles sont coupées par le travers de l’Est à l’Ouest par conséquent je connaissais N. York avant de l’avoir vu.
Je n’ai trouvé personne à la Fox il était trop tard, par des affiches je me suis dirigé sur l’YMCA français. Boniment, j’ai fait des films pour eux pendant la guerre, et j’ai eu une bonne chambre, pris un bain et une douche fameuse, été dîner à un restaurant français, et je vais faire un tour à Broadway avant de me coucher.
23heures, je suis rentré exténué, je vais me coucher. J’ai parcouru Broadway, la 42e Av., la 14e Av., Place Washington, j’ai déjà beaucoup vu et suis absolument repéré dans N. York. Paris est certainement la Ville Lumière au sens de l’esprit, car de ce côté aucune nation ne peut rivaliser et encore moins les Américains, très pratiques, trop peut-être, car ils laissent de côté l’art pour le sens pratique. Gratte-ciel pour pouvoir condenser dans un petit espace une population dans un centre d’affaires, balcons et échelles de fer à l’extérieur des maisons en cas d’incendies qui viennent encore alourdir le style déjà grossier, grandes avenues du Sud au Nord très larges coupées par des rues d’égale distance, pas de petits passages ou carrefours donnant de la diversion, chemin de fer aérien (élévator) venant encore enlaidir.
Aux croisements un petit poste élevé avec policeman et signaux pour les voitures. Téléphones à tous les coins de rues, pour la police c’est pratique, mais ce n’est pas notre beau Paris, pas de café qui donne tant de vie et de mouvement avec leurs terrasses, ici on ne boit que de l’eau sirop ou Ice Cream (glace) cela ne les empêche pas de se saouler comme des cochons chez eux ou dans des endroits clandestins. Voilà New York tel que je le vois au point de vue psychologique.
L’aspect le soir est mieux et c’est vraiment la Ville lumière (je dis éclairage), des enseignes couvrant des bâtiments de 50 à 100 mètres de haut à la jonction de Broadway et de la 7e avenue, entre la 42e street et la 50e street environ, c’est éblouissant, voilà New York tel que je l’ai vu ce soir. Je vais me coucher.
Mercredi 26 juillet:
Grand jour à bord de la France perdant déjà la côte de vue, à 14 heures.Ce matin à 9 heures 30 j’étais déjà embarqué, je suis en 2e classe très bien bonne cabine. J’ai dit un adieu sans regret à N. York trop heureux de pouvoir regarder vers l’Est. Nous avons largué les amarres à 11h45, à midi juste nous sortions par North River. Quel soupir, quelle joie, je ne peux le décrire et il y a des gens à côté de moi qui sont partis de France depuis 10 à 20 ans et qui ont de la famille, ils sont cependant moins exubérants que moi.
J’aurai un ami avec moi avec qui je me livrerai à un tas de démonstrations, mais seul parmi ce monde je pourrai passer pour un fou. Nous sommes partis par un temps superbe, la traversée promet d’être belle et cependant il y a déjà des malades ; pour moi maintenant vieux loup après mes coups de tabac des bancs, je me crois sur un billard.