Jérusalem Beyrouth


Samedi 15 novembre 1919, 10 heures du matin:

Nous voici entre ciel et eau, la mer un peu plus calme permet de prendre quelques notes, les premières depuis le départ. La nuit fut terrible, sous tous rapports et débuta par un accident de chaudière où trois hommes trouvèrent la mort et quatre hommes furent blessés. Nous avions appareillé hier soir vers 3 heures, après l’embarquement du Général GOURAUD et au départ nous regardions un peu notre installation. Celle-ci manque de confort, car il y a trop de monde à bord et le commandant ne sait plus où nous loger. Il faut avoir recours aux hamacs installés dans une casemate, mais où l’eau arrive de tous côtés. Nous ne sommes pas mieux partagés pour le repas, car nous sommes tout à fait à l’avant et il y fait trop chaud, aussi nous ne dînons pas et prenons l’air sur le pont, mais c’est à peine si nous pouvons y tenir.

Vers 6 heures du matin, un bruit formidable retentit, c’est l’explosion d’une chaudière causant des morts et faisant des blessés. Aussitôt l’ordre est donné de faire demi-tour et de rentrer à Toulon. Morts et blessés sont déposés à l’Hôpital de Saint Mandrier et nous repartons immédiatement. Nous essayons de nous coucher, mais la mer est terrible et le bruit infernal ; l’eau pénètre de tous côtés et les hommes de l’équipage ne sont occupés qu’à assécher. Il y a des avaries à la T.S.F. et un homme de quart manque d’être emporté par une lame et interdiction absolue est faite d’aller sur le pont. Tout est fermé, c’est la tempête. Enfin vers 2 ou 3 heures du matin nous parvenons à nous coucher dans nos hamacs. Je n’ai pas eu le mal de mer pendant cette tempête, mais je me sens cependant plus fatigué et plus incommodé que si je l’avais eu. Je finis cependant par m’endormir.

Dimanche, midi:

Nous sommes à mi-chemin de Bonifacio et de Messine ; notre vitesse a été réduite de 10 nœuds, ne devant passer le détroit qu’au jour. D’après les ordres des autorités italiennes, car il y a encore des mines, nous devrons répéter ce que nous avons fait pour Bonifacio, mettre des dragues pare-mines.C’est hier soir à 9 heures que nous l’avons passé ce détroit de Bonifacio. J’étais monté sur la dunette d’où je voyais la côte de chaque côté avec les phares indiquant la passe. Cela dure environ 20 minutes, nous avons ensuite continué à voir la côte de Sardaigne, sur notre droite, jusqu’à notre coucher.Ce matin, dimanche, il y a eu à bord une messe dite par des moines, dans la batterie ; nous avons aussi avec nous des sœurs. Le temps change un peu, mais est encore supportable, car depuis notre « coup de tabac » une mer un peu agitée ne nous semble plus rien. Des derniers renseignements que nous pouvons recueillir, il résulte que nous devons faire une escale, très courte, à Messine afin de remettre le courrier qui partirait pour la France assez rapidement par voie de terre. Je saurai exactement ce soir ce qu’il en est et enverrai une lettre. J’apprends que nous devons passer en vue du Stromboli vers minuit. Toujours en éruption, ce volcan donne un spectacle magnifique et je ne me coucherai pas avant d’avoir joui de ce coup d’œil. En attendant, je vais reprendre ma promenade sur le pont et tâcher d’obtenir les derniers renseignements concernant l’arrêt à Messine. Je m’aperçois soudain que, pour une raison qui m’est inconnue, la marche du paquebot est de nouveau ralentie et que de cette façon nous ne devons plus arriver à Beyrouth que vendredi matin.

Lundi matin, 6 heures 30:

Nous passons le détroit de Messine, et après m’être déjà fait réveiller ce matin à 2 heures pour contempler le Stromboli, je me lève cette fois pour le passage que je viens de nommer.Nous avions cette nuit un temps épouvantable, pluie et vent, mais j’ai pu voir cependant le volcan en pleine éruption. Passant à 100 mètres de terre, nous voyions de grosses flammes sortir du cratère et l’impression qui pouvait ressortir de cette scène se trouvait encore rehaussée par ce que le mauvais temps pouvait y ajouter de plus imposant. La mer n’est pas calmée ce matin et je suspends pour quelque temps la rédaction de mes notes pour remonter sur le pont.

Même jour, 15 heures:

Fatigué de la nuit que j’ai passée, j’ai attendu quelques heures avant de me remettre à écrire. La mer est moins mauvaise et il fait un peu plus frais. Nous avons mis cap sur Matapan (Grèce) où nous devons passer demain soir si nous conservons l’allure à laquelle nous naviguons actuellement. Qu’il est pénible d’aller aussi lentement ! Mais j’ai eu l’explication et la voici : le « Chili », qui nous précède, est parti de Marseille avec tous les hommes de troupe, chevaux et matériel, et nous ne devons arriver à Beyrouth que 24 heures après lui afin de laisser le temps nécessaire au débarquement et permettre ainsi au Général une entrée solennelle. Cependant pour je ne sais quelles raisons, le Chili est en retard et constamment en rapport avec lui par la T.S.F., nous sommes obligés de faire presque du sur place afin de maintenir les 24 heures réglementaires de différence entre nous. C’est ainsi que devant officiellement faire la traversée en quatre jours, nous en mettrons sept. Je fais part de l’accident de notre départ, mais indépendamment de celui-ci, nous pouvions abréger notre voyage sans cet incident du « Chili ».

Ensuite je me soumets, bien forcément, à ce contre temps et je ne veux plus songer qu’au passage du détroit de Messine, passage tellement étroit qu’on distingue nettement les deux rives. Reggio en Italie et Messine en Sicile, sur l’une des côtes, nous avons même pu apercevoir un tramway allant sans doute de Scilla à Reggio. Nous avons continué à longer la côte d’Italie jusqu’à 11 heures et nous sommes à nouveau en pleine mer. Il en sera ainsi jusqu’à après-demain où nous arriverons probablement en vue de la Corse.Je n’ai pas encore parlé de mes compagnons : FESNAULT de chez Gaumont, avec qui je m’entends très bien ; quant au photographe de chez Kahn, je le laisse à sa solitude et à ses rêveries, car son goût le porte à rester seul. Je ne suis pas de son avis et je regrette parfois le voyage quand je vois que le temps prévu va sans cesse s’allongeant, enfin le temps passera… et j’ai déjà dit et je répète que je ne veux consigner ici que mes impressions de route sans laisser parler les sentiments.

Mardi, 15 heures:

Depuis ce matin, impossible d’écrire une note, car nous naviguons depuis notre lever dans une tempête effroyable qu’accentue encore un terrible vent du nord nous arrivant du grand débouché que nous avions sur la mer Ionienne et l’Adriatique, notre route étant droite de Messine à Matapan (sud de la Grèce). Au centre nous avons eu ce que nous appelons toujours le grand coup de tabac. Je l’ai supporté sans être malade, mais j’en ressens encore une grande fatigue.Le temps vient de se calmer un peu. Nous sommes à 20 milles des côtes de Grèce et nous les apercevons à travers un brouillard ce qui nous indique que nous ne tarderons plus à entrer en Grèce. En effet, dans 2 heures nous serons en vue de Matapan, car nous ne filons toujours que 10 nœuds, soit 18 kilomètres-heure environ.

Nous sommes toujours sans nouvelles du « Chili », car puisqu’il paraît qu’un bateau entré dans un port doit abaisser ses mâts de T.S.F. et que nous n’avons encore rien vu de semblable le concernant, nous supposons qu’il a dû lui arriver une avarie et qu’il est dans un port quelconque, ce qui expliquerait les non-réponses à nos différents messages.Aux dernières nouvelles, on nous dit que nous aurions des courriers plus rapides de Beyrouth par torpilleur. Ceci me fait plaisir, car la perspective de rester sans nouvelles me fait regretter le voyage. Je n’avais pas envisagé tous ces petits ennuis : crise du charbon nécessitant une marche ralentie et économique de notre bâtiment, manque de nouvelles et autres petits inconvénients du voyage. Notre navire consomme à son allure de 10 nœuds 100 tonnes de charbon par jour, alors qu’en service normal (18 nœuds à l’heure) il en consommerait 275. L’équivalent en journée représente une économie qui fait entrer en ligne de compte l’usure et l’entretien des machines à marche forcée. À part l’économie de charbon à réaliser, la marine ne dispose en ce moment que d’un équipage de fortune ce qui ne facilite pas l’avancement.

6 heures:

Nous avons dépassé maintenant Matapan et nous sommes exactement entre Corige et le cap Malée (Grèce). Nous traversons le golfe de Laconie où la mer est devenue tout à fait calme grâce à la situation géographique des lieux. Nous sommes donc momentanément à l’abri et nous pouvons goûter un vrai repos.

Je ne sais pas ce que signifient les différents bruits qui circulent, on nous parle de ralentir encore la marche du paquebot pour n’arriver que samedi d’après un ordre du Général qui l’aurait exprimé pour permettre au Chili de débarquer avant nous, mais on est toujours sans nouvelles de celui-ci. Par d’autres sources, on croit que c’est selon l’ordre du commandant de notre navire ou bien encore que ce sont des communications de Paris par T.S.F. pour raisons politiques. Il y aurait, paraît-il des soulèvements en Syrie et d’autres bâtiments avec le Chili seraient occupés à débarquer des troupes. Nous mettrions alors l’embargo sur la Syrie.

Ces différentes rumeurs me laissent songeur et me causent un profond ennui, car nous nous sentons isolés loin de tous renseignements et sentons aussi que peut-être de graves événements se préparent. Depuis deux jours le Général GOURAUD et le Commandant CANNONGE ne sont pas sortis de leurs cabines, pour quel motif ?…Comme dernière heure on nous annonce que la peste règne à Beyrouth, c’est ce qui retarde notre arrivée, nous devons de plus être tous vaccinés. Enfin, attendons demain les événements.

Mercredi après-midi:

Nous avons passé l’île de Crète que nous laissons actuellement à un mille derrière nous. Nous mettons maintenant le cap plus au sud, directement sur Beyrouth en traçant une ligne passant par le sud de Chypre, mais nous recommençons à avoir une mer agitée. Nous avons eu ce matin une bonne nouvelle. On nous apprend que le Chili est au port de Beyrouth aussi rien n’entravera plus notre marche directe vers le but à atteindre et nous serons vendredi à Beyrouth. Enfin, quel soupir de soulagement !

Mon intention est de faire très rapidement Damas, Jérusalem, Jaffa et peut-être Alexandrie. Peut-être redescendrai-je à Port-Saïd pour rembarquer sur le Waldeck Rousseau qui doit rentrer à Toulon dans un mois. En tous cas, d’après les renseignements que j’ai obtenus, il me sera très probablement impossible de revenir par Constantinople, cela nécessite un voyage trop long et trop coûteux, et trop de démarches pour les passeports qui ne peuvent être fournis pour tous les parcours par la mission. De plus, cet itinéraire serait dangereux en ce moment. Ce sont les observations du Commandant et elles me font, bien entendu, renoncer à ce projet.

Jeudi, 1 heure:

Nouvelle avance d’une demi-heure, ce qui doit nous faire environ deux heures d’avance sur Toulon. La mer est relativement belle ce matin. Nous sommes enfin en vue de Chypre et pour nous c’est presque le terme de notre voyage. D’après nos prévisions, nous devons arriver demain matin à 4 heures à Beyrouth, triple hourra ! ! !Après la conversation que nous avons eue ce matin avec le Commandant CANNONGE, voici de quelle façon le programme a été arrêté, sauf quelques modifications qui pourraient y être apportées par la suite.

Nous resterons 5 à 6 jours à Beyrouth, dont deux jours consacrés aux fêtes de réception et de prise de possession des pouvoirs par le Général GOURAUD. Nous ferons ensuite Damas, le sud jusqu’à Alexandrette avec le Waldeck Rousseau. Nous ferons certaines expéditions seuls, à l’intérieur et j’aurai dû, paraît-il, faire l’achat d’un revolver à Toulon, le pays étant dangereux. Les Druses sont de véritables bandits et toute sortie doit être faite avec le revolver bien en évidence. Mais je pense, d’après les renseignements qui me sont donnés par l’équipage, que je pourrai parer à ce petit incident à Damas où je trouverai sans doute ce qu’il me faut. Je n’ai d’ailleurs qu’un seul désir : ne pas avoir à l’utiliser.

Dimanche:

Nous sommes à Beyrouth.Au réveil, vendredi matin à 6 heures, nous apercevions la ville dans un superbe décor avec la chaîne du Liban.Vu les difficultés d’abordage, nous mouillions à une demi-heure du petit port et nous débarquions les premiers pour tourner l’arrivée du Général sur le sol syrien. Le débarquement fut difficile par suite de mer mauvaise. Toutes les autorités étaient présentes et nous fûmes bien reçus. Notre première impression sur l’Orient fut bonne. Ceux que nous vîmes dès le début de notre arrivée furent les Goumiers, hommes du Liban, à cheval, les Cosaques de l’Orient, puis des hommes et des femmes turcs avec toutes ces diversités de costumes qui font leurs charmes.

À part cela nous n’avons pu voir grand-chose de l’arrivée du Général que nous fûmes tout de suite très occupés à suivre, l’itinéraire que nous traçait la foule nous suffisant pour nous reconnaître à travers ce dédale et nous allâmes jusqu’à la place des Canons où eut lieu un grand défilé. Petits et petites turques, syriens, arméniens, offrant chacun des fleurs à celui qui vient pour les gouverner. La fin de la journée nous trouve bien fatigués d’une telle réception, cependant toute à l’honneur du Général.Opinions très diverses parmi cette foule, certains ne demandent qu’à connaître l’autorité française cependant que d’autres sont tout à fait contre, tels les habitants de Damas, Balbeck et Alep. Leur chef, l’Emir Fayçal voulant son indépendance.

6 décembre:

J’ai dû délaisser momentanément mon journal, car voici quatre jours que nous sommes partis en grande tournée. Je suis rentré bien fatigué de cette randonnée, mais tout a bien vite été oublié au reçu de deux lettres. C’est une grande joie pour moi, car c’est la chose la plus pénible que de faire ce long voyage sans ne plus rien savoir de ceux qui sont restés au loin, surtout en ce moment.

Nous sommes partis à cinq dans une camionnette, c’est-à-dire mes deux camarades, deux journalistes et moi, tous armés, car le pays n’est pas sûr. Tout le temps du voyage s’est passé à regarder le paysage, pour notre travail d’abord, et en même temps nous l’examinions plus attentivement pour notre sécurité. Les routes sont mauvaises et peu faites pour l’automobilisme, aussi sommes-nous secoués d’importance. Vers le soir nous croisons sur notre chemin quantité de chacals que nous essayons de tirer au revolver, mais que nous n’atteignons pas. Ces animaux ne paraissent pas trop sauvages et ne s’enfuient pas à notre approche, mais s’ils ont vu le mouvement d’étendre le bras, ils font un bond de côté et disparaissent immédiatement. J’en ai vu s’arrêter et se retourner à vingt mètres de nous et devenir brusquement invisibles.

Le soir nous arrivons dans de petits postes français où le Capitaine qui est là, abandonné avec quelques hommes, éprouve une joie intense à nous voir. Nous recevons un accueil extrêmement cordial et l’on ne sait que faire pour nous être agréable. A mon point de vue, nous sommes même trop bien reçus, car nous sommes très las et nous voudrions bien goûter quelque repos. Enfin nous allons pouvoir y songer, mais nous devons dormir sous des moustiquaires et c’est un ronflement continuel de ces cruels insectes autour de nos gazes, ronronnement accompagné souvent de hurlements de chacals rôdant autour du cantonnement. C’est un charmant pays ! Nous repartons le lendemain matin et faisons arrêt à Saïda (ancien nom Sidou) pour y déjeuner et nous voici sur le chemin du retour. Sur la route, je trouve une tortue, très grande, chose maintenant rare en cette saison où ces animaux se cachent sous les rochers. Enfin, je l’emporte et la soigne pour tâcher de lui faire accomplir le voyage de France.

9 décembre, à bord du Waldeck Rousseau:

Nous commençons enfin à entendre parler du voyage en Cilicie qui hier encore avait été remis à une date ultérieure. Il a été décidé pour aujourd’hui d’embarquer à 16 heures, nous appareillons à 17 heures.Superbe cérémonie à l’arrivée du Général GOURAUD qu’éclaire magnifiquement le coucher du soleil. Les hommes sont au garde-à-vous et on procède en même temps à la cérémonie des couleurs, on hisse le pavillon et la Marseillaise retentit.

Nous assistons à ce moment à une véritable féerie. Les montagnes du Liban se colorent des teintes les plus variées passant du rouge le plus vif à un vert tendre pour revenir au bleu lunaire, car la lune est apparue presque au moment de la disparition du soleil. Il est à remarquer un fait particulier dans ce pays, alors qu’il fait encore grand jour, bien que le soleil soit couché, déjà s’étendent les grandes ombres que trace la lune.

Maintenant la nuit vient et nous reprendrons notre vie de marins et nous nous retrouverons en pays de connaissance.

Nous serons demain à 8 heures à Morcina, puis nous atteindrons ensuite Adana et là le Waldeck Rousseau nous quittera pour rentrer en France, rechercher l’Emir Fayçal. Quant à nous, nous poursuivrons notre route sur le « Duchayla » vers Alexandrette, Tripoli, Beyrouth. Après l’arrivée à Beyrouth, nous devons faire Damas, Nazareth, Jérusalem, Port-Saïd, Le Caire. Je reviendrai alors m’embarquer à Port-Saïd pour rentrer en France.

Adana, 10 décembre 1919:

Réveil ce matin, à 6 heures, à bord du Waldeck Rousseau, où sur le pont je peux, une fois encore, assisté à un magnifique spectacle. Nous sommes en vue de Morcina, à 8 milles à droite, le Taunus où nous jouissons d’un superbe lever de soleil. Nous débarquons, péniblement, par une pinasse, car il n’y a pas de port.

L’enthousiasme est grand et la réception qui nous est faite est des plus chaleureuses. Mais dès notre arrivée, nous reprenons notre vie mouvementée de reporters et nous voilà courants par les rues comme si nous en connaissions les moindres recoins. Celles-ci sont décorées et la population manifeste sa joie par de chaudes ovations à l’égard du Général GOURAUD, car elle a souffert terriblement lors des massacres par les Turcs et ces pauvres gens donnent l’impression d’animaux sans défense attendant avec terreur le sort que leur réservera leur bourreau. Aussi à l’arrivée des Français, éprouvent-ils une véritable détente et l’accueil fait à ceux-ci se ressent de leur mentalité qui diffère complètement de celle des habitants de Beyrouth.

A une heure nous prenons un train spécial qui nous attend pour nous conduire à Adana (ligne Constantinople-Bagdad) et nous longeons continuellement la magnifique chaîne du Taunus jusqu’à notre arrivée.Là l’enthousiasme est plus grand encore et tout au long du parcours de la voiture qui nous emmène et dans laquelle a pris place le chef de la police, ce ne sont que des vivats répétés pour la France, et, tous trois nous avons notre petit succès et nous passons en saluant, pleins de dignité…

Jérusalem, 23 décembre 1919:

Me voici installé chez les pères jésuites, à Notre Dame de France. J’ai passé sous silence la fin de notre voyage en chemin de fer jusqu’à notre arrivée ici, qui a été des plus monotones, nous étions attendus par le Consul de France, Monsieur REISS, mais se rendant compte de notre fatigue, il nous fit accompagner en voiture par un Cawas jusque chez les pères jésuites qui nous ont reçus avec la plus grande cordialité. Nous nous restaurons et allons ensuite nous reposer sans avoir rien pu voir de Jérusalem. J’ai ressenti cependant l’émotion que tout le monde éprouve en arrivant ici, j’ai l’impression que tout doit y être grandiose.

Dans la nuit est arrivé, de Rouen, le cardinal DUBOIS avec une suite de l’État-major de Beyrouth. Nous sommes un peu surpris, mais voici l’explication qui nous est fournie : le cardinal est arrivé à Beyrouth sur un bateau de guerre, après notre départ et au lieu d’y rester, il a décidé de venir passer les fêtes de Noël à Jérusalem. Ce départ a causé une certaine perturbation, car on ne pouvait le faire voyager par voie de terre et la route de Damas était presque impossible. Cependant une partie des difficultés de quarantaine peuvent s’arranger avec l’armée anglaise et le cardinal part de suite pour Caïffa sur le Duchayla. A Caïffa un train spécial est fermé, ce qui fait que parti longtemps après nous, il arrive à Jérusalem seulement une heure après nous et avec beaucoup moins de fatigue que nous en avions éprouvé. Le cardinal a fait hier son entrée par la porte de Jaffa et il a parcouru les rues accompagné d’un nombreux cortège pour terminer sa visite par le Saint Sépulcre.

Ayant le très grand désir de visiter en détail Jérusalem, mais ne voulant pas délaisser pour cela mon travail, je ne sais plus de quel côté me retourner. Je vois le Saint Sépulcre, la Mosquée d’Omar qui est bien le plus joli joyau de Jérusalem par son allure imposante. Là il n’est pas permis, comme au Saint Sépulcre, de voir une nuée de mendiants et de marchands de médailles (on se croirait alors à Montmartre), vous assaillir de toutes parts. Le Saint Sépulcre n’est pas non plus sans beauté, mais en rien comparable avec la Mosquée. C’est aussi l’avis des pères qui savent que tous éprouvent la même désillusion.Demain j’espère faire une visite plus complète et après-demain je serai à Bethléem.

27 décembre:

J’ai visité Jérusalem aussi bien qu’il est possible, ce qui ne m’a pas empêché d’accomplir un bon et beau travail. J’ai fait aussi l’acquisition de quelques petits souvenirs que j’ai posés sur la pierre d’onction et sur le Tombeau du Christ, ainsi que le veut la coutume, et demain je les emporterai à Bethléem pour les déposer sur la dalle figurant l’emplacement où est né le Christ.J’ai visité en détail la Mosquée d’Omar et le Saint Sépulcre, j’ai parcouru la Voie douloureuse, bordée de bazars, ce qui lui donne un ensemble pittoresque et intéressant. Je suis allé aussi au mont des Oliviers par la vallée de Josaphat et j’ai joui d’un superbe panorama sur la Vieille et la nouvelle Jérusalem. J’étais accompagné dans tous ces déplacements par Albert LONDRES qui me fournit des explications augmentant ainsi l’intérêt de l’excursion.

Nous croyons aller à Bethléem pour le 24, mais il fut décidé que le réveillon se ferait à l’église de la Nativité. Nous partîmes donc le 23 à 3 heures et après une heure de voiture nous arrivions à Bethléem. C’est un charme nouveau qui nous attend et qui ne nous permet pas de discerner ce qui est plus beau de ce que nous venons de quitter ou de ce que nous voyons. Les femmes portent ici des coiffes spéciales qui leur donnent un caractère particulier. Nous sommes reçus chez les frères franciscains et le Consul nous offre un grand dîner, après lequel nous allons à la Grotte de la Nativité. À partir de ce moment, je vais être très pris. Ce sont d’abord des visites avec Madame REISS, femme du Consul, qui me retrace sur place toute l’histoire du Christ ; puis c’est à la chapelle qui est splendide et où préside le Cardinal ; puis c’est encore la Grotte qui me reprend et à laquelle je retourne accompagné de LONDRES ; sous les lumières des petites lampes à huile qui constamment sont allumées, défilent toutes les femmes parées de leurs coiffes et les hommes du tarbouche ou turban, chacun d’eux prie et embrasse la pierre avec ferveur.

11 heures du soir:

Brisés de fatigue et de froid, conséquences d’une promenade dans Bethléem sous la pluie, nous nous endormons. Puis nous changeons de place et allons écouter la Messe de Minuit, mais ne pouvant plus résister nous allons nous étendre sur nos lits soi-disant une heure, pour assister au réveillon organisé par Madame REISS, mais le temps a passé et tout surpris et penauds, nous ne nous réveillons que le lendemain matin à huit heures. Notre première visite est alors pour la Grotte où se trouve déjà le Cardinal DUBOIS et où les fidèles se pressent pour la communion, cérémonie toujours émouvante. Nous assistons aux messes accompagnées de chants dites par le Cardinal (premier Cardinal de France qui y soit venu) et nous allons ensuite prendre part aux processions et spectacles extérieurs. De retour à Jérusalem, nous sommes encore une fois bien fatigués. Nous repartons demain à 11 heures pour Caïffa afin de nous embarquer sur le Duchayla et rentrer à Beyrouth. Là nous prendrons le premier paquebot rentrant en France ce qui, malgré toutes les belles et nouvelles choses entrevues, représente encore pour moi la plus grande joie.

2 janvier 1920:

Aussitôt débarqué à Beyrouth, je me rends au quartier général afin de savoir si je peux partir par le Lotus, mais j’apprends que c’est une fausse nouvelle, il n’est pas là. Le lendemain arrivée du Chili, mais sur celui-là pas une place. Enfin nous voici fixés aujourd’hui : nous rentrerons à bord du Buenos Aires en faisant escale à Alger. Nous retenons nos places et nous lèverons l’ancre dimanche 4 janvier.

Nous sommes sans nouvelles de FESNAULT depuis que nous sommes rentrés. Nous l’avions laissé à Adana pour rentrer par voie de terre, mais il y a eu depuis des troubles graves et je crains qu’il n’ait été fait prisonnier ou massacré par les brigands. J’ai fait télégraphier par le Grand Quartier à Adana afin de faire faire des recherches, mais je n’ai pas encore de nouvelles. J’ai expédié ses bandes, mais j’attends au dernier moment pour laisser son matériel que j’ai eu en garde au Q.G.. J’espère savoir quelque chose avant l’embarquement.

4 janvier:

Le 3 au soir, je reçois un télégramme de FESNAULT. Il est à Alep, je ne m’occupe donc plus de lui. C’est aujourd’hui notre grand jour. Il est 2 heures et nous sommes à bord du Buenos Aires, en route vers la France. Nous avons embarqué ce matin à 9 heures et levé l’ancre à midi. Nous disons un dernier adieu à Beyrouth et nous voyons maintenant les côtes s’estomper avec plaisir, car c’est le meilleur signe du retour. Nous ferons escale à Alger un ou deux jours et de là route pour Marseille et Paris. D’après les prévisions, nous comptons une dizaine de jours de voyage. Le Buenos Aires est un grand et beau transport allemand qui appartient maintenant aux Messageries Maritimes. Il est réquisitionné par l’armée et à son bord se trouvent des officiers, des troupes et M. DESQAU, Secrétaire général de la Syrie qui part en mission pour Paris afin de régler certaines questions. Ce dernier détail me fait espérer que nous irons le plus vite possible, mais de toute façon, nous gagnons du temps sur les autres bâtiments qui mettent généralement 14 à 15 jours devant desservir toute la côte. Je n’ai pu télégraphier avant mon départ de Beyrouth, les communications sont coupées. J’essaierais de faire partir un message par T.S.F., je n’ai pas eu de lettre avant mon départ, heureusement je ne reste pas dans ce pays.

9 janvier, 7 heures du matin:

Enfin voici la côte d’Algérie. Il me semble que c’est un air différent qui m’environne. Hier soir je suis resté jusqu’à minuit et quart sur le pont et j’ai vu le cap Bon quand nous l’avons doublé (il était 11 heures). Notre entrée dans le golfe de Tunis a été saluée par un coup de tabac. Mais j’ai résisté à la tempête et je suis resté sur le pont trop heureux, une fois sorti de cette mauvaise passe, de voir une autre eau, de respirer un autre air, il me semblait que c’était déjà la France. Ce matin j’étais debout à 5 heures, nous avons passé Bizerte et sommes sortis du golfe. La mer est plus calme, mais le vent reste maître. Nous apprenons le raz de marée par T.S.F. c’est ce qui nous a valu ce doux balancement du 7. Enfin peu importe le temps, nous sommes maintenant presque au bout de nos peines, car Alger c’est un peu Marseille et Marseille c’est….. Bientôt Paris.

10 janvier, midi:

Nous sommes devant la Kabylie. Le temps s’est remis au beau, probablement pour nous réserver un retour triomphal. Nous filons à une vitesse de 13 nœuds et nous avons l’espoir d’arriver peut-être ce soir.Je suis heureux de penser cela et comme les heureux n’ont pas d’histoire, la mienne se termine sur ces mots.