Paris Tombouctou


De Paris à Tombouctou en 15 jours par le Niger en 1923

En vingt-quatre heures, l’affaire fut réglée… « Prenez le train demain soir pour Marseille : vous embarquerez sur le Formosa qui part de Marseille après demain soir pour l’Amérique du Sud et vous serez dans huit jours à Dakar où il fait escale, où vous arriverez juste pour partir avec le gouverneur pour Tombouctou.

Voici des lettres, de l’argent pour votre voyage jusqu’à Dakar et pour vous acheter d’ici demain ce qu’il vous faut comme matériel colonial. Faites vite, vous avez juste le temps. nous vous enverrons de l’argent par la Banque de l’A.O.F.

Voici une autre lettre, vous vous arrêterez au retour à Diré, sur le Niger, tout près de Tombouctou, aux cotonnières du Niger où vous trouverez Monsieur HIRSCH avec lequel nous avons pris l’engagement de faire tourner un film de ses exploitations ».

Ceci se passait à Natura-Film, avec Monsieur CHAILLOT qui m’embauchait pour cette affaire. Habitué à l’« Actualité » où l’on ne voit que l’affaire à ne pas rater et où, bien des fois, on part avec juste d’argent, je ne prenais pas garde et je dis : « Oui, parfait, entendu ». Poignée de main et je partis.

Révision de mon appareil en vitesse, c’est la chose par laquelle je commence toujours, emballage de la pellicule et du matériel de travail, je m’occupais de moi. Je courus au Bon Marché, puis rue de Richelieu aux Fournitures coloniales et muni de tout mon bazar, je prenais le train du soir pour Marseille où j’arrivais le lendemain matin avec un retard considérable : onze heures, le paquebot levait l’ancre à midi.

Toujours en vitesse, un taxi, avec la promesse d’un bon pourboire au chauffeur et aux hommes d’équipe et à onze heures quarante j’étais au paquebot. Là, j’appris que nous ne partions qu’à quatre heures, il y avait eu erreur. J’avais passé une mauvaise nuit dans le train, j’étais très fatigué de toutes ces courses, j’en restais tout ahuri d’avoir fini, de n’avoir plus maintenant qu’à attendre le départ et me reposer. Je descendis à terre faire encore quelques petites emplettes et revins deux heures après m’installer dans ma cabine.

À seize heures, on larguait les amarres, et tout doucement, nous sortions du port. Passé les jetées on commença la danse. Il y avait du mistral, le golfe du Lion était méchant. Une fois passé le château d’If cela devint la grande danse. Je ne connus pas les passagers ce soir-là. Nous étions deux au dîner, un vieux colonial me tint compagnie.

Devant les garçons effarés et mon compagnon, je mangeais comme quatre, car je n’avais pour ainsi dire pas eu le temps depuis deux jours de faire un bon repas. Quelques minutes de charleston forcé sur le pont pour faire la digestion et j’allais me coucher, m’endormant d’un sommeil profond. À trois heures du matin, des passagers vinrent me réveiller pour voir si je n’étais pas malade, tellement étonnés que je puisse dormir par un temps pareil.

Je les reçus en grognant et me retournais de l’autre côté pour… remettre ça… jusqu’au lendemain matin huit heures. Je trouvais tout le monde au petit déjeuner, tous avaient des figures fatiguées, ils se remettaient, le temps étant devenu calme. Je me présentais, m’excusais… d’avoir dormi… et je me mis à table. On parla de cette histoire durant toute la traversée, je passais, je crois, pour un phénomène.

Huit jours après notre départ de Marseille, nous rentrions le matin vers dix heures dans le port de Dakar. J’endossais mes effets coloniaux et coiffais le casque, et je débarquais avec tout mon bazar, au milieu de la population nègre ahurissante, abrutissante, se disputant, se battant pour porter mes bagages. Je me demandais si tout n’allait pas être mis en morceaux, enfin je me servais de mon pied d’appareil pour taper sur quelques pieds nus qui s’approchaient de trop près, de cette façon je faisais ouvrir le cercle. Je choisis trois noirs et les dirigeais sur l’hôtel de France. Là, je déjeunais vivement et j’allais chez le Gouverneur où je m’aperçus qu’il n’y avait rien eu de fait par CHAILLOT.

Il avait écrit, n’avait pas reçu de réponse et donc m’avait envoyé au hasard… Enfin je me débrouillais et obtins de faire partie du voyage du Gouverneur jusqu’à Tombouctou.

Le lendemain on inaugurait un monument aux morts à Dakar, sur la place au bout de la grande avenue qui s’étend devant le palais du gouverneur et le surlendemain, départ de la gare de Dakar et inauguration de la ligne du Thies-Kayes.

J’allais à la banque où je devais recevoir de l’argent télégraphiquement, il n’y avait rien. Ils me promirent de me l’expédier à Bamako aussitôt qu’ils recevraient l’avis ou de me le faire parvenir à l’administration.

Il me restait trois cents francs, je m’embarquais tout de même, non sans avoir négligé d’envoyer un sans-fil de mauvaise humeur à CHAILLOT.

Une masse blanche arrive dans le fond, ce sont eux, tout habillé de blanc et le casque blanc, chant de la Marseillaise, remise de décorations. Je tourne, et nous embarquons. Le Gouverneur s’installe dans son wagon-salon tandis que je me dirige vers le wagon-restaurant ( car le Thies-Kayes aura son wagon-restaurant et son wagon-lit ), et le train démarre au son de la Marseillaise.

Je vais faire connaissance avec Monsieur FOURNIER, directeur des grands cafés de Dakar et devenu concessionnaire des wagons-restaurants de cette ligne. Monsieur FOURNIER est très gentil, d’ailleurs je pus l’apprécier encore mieux par la suite et cela d’une façon tout à fait désintéressée. Je passais mon temps avec lui, à Thiès on s’arrêta.

Il y avait déjeuner chez l’Administrateur et grande parade, la Fantasia. Une foule de Maures sur leurs petits chevaux marchait au-devant de notre train et nous accompagnait en tirant des coups de fusil en l’air, ainsi jusqu’à la gare de Thiès. Sur le passage du Gouverneur, la population est maintenue par des policiers indigènes à grands coups de cravache. Le train stoppe, nous descendons, tout cela au son de la Marseillaise, nous entrons au village au milieu du bruit infernal des tam-tams et de la population délirante, criant autant de joie que de coups de cravache.

Enfin, cela change ! Arrivée chez l’administrateur. Sur la terrasse remise de décorations, nous assistons après le déjeuner, depuis cette terrasse, à une magnifique Fantasia donnée par les Maures. Ils sont venus de l’autre côté du Sénégal spécialement pour nous donner ce superbe spectacle, le plus beau, le plus puissant que l’on puisse voir.

Ces hommes sont magnifiques : race pure, farouche, aux traits puissants, cavaliers incomparables, ils nous donnèrent une manifestation de leur puissance dans cette fête pour laquelle ils avaient consenti à passer le fleuve. Au son des tam-tams et des beuglements de la populace, nous quittons Thiès, nous engageant sur la nouvelle ligne.

Quelques heures après nous quittions le Sénégal pour entrer au Soudan après avoir passé la Falamé qui forme la frontière du Soudan et du Sénégal, le train stoppa, les ingénieurs descendirent pour voir le pont qui avait été construit sur la Falamé en vue de l’établissement de cette nouvelle ligne. Ils s’en trouvèrent satisfaits et l’on repartit. Nous étions au Soudan, mais le décor était toujours le même, toujours le bled et très chaud !

À Kayes, arrêt de deux heures, revue, remise de décorations, tam-tams ; cérémonie plus sérieuse, je ne sais si c’est bien le mot, mais le soudanais est pour moi une race plus intéressante que le sénégalais. Je crois que ces derniers sont devenus insupportables, surtout depuis qu’on les a faits CITOYENS FRANÇAIS, ce qui ne les empêche pas de recevoir des coups de fouet par leurs semblables portants l’uniforme de soldats français.

La fête est plus couleur locale, ici on se sent plus en Afrique. Avant la fin de la cérémonie qui est toujours la même, réglée par le protocole, j’avais été faire un tour avec quelques fonctionnaires jusqu’aux rapides du Sénégal, les chutes de Félou, spectacle bien plus beau à voir que toutes ces fêtes.

Nous repartons au rythme des tam-tams et de la Marseillaise. Le lendemain matin arrivée à Bamako, le pays est plus accidenté, plus agréable à l’œil, entouré de montagnes. Le Général commandant la place avait organisé une belle réception, une Fantasia, les cavaliers venus au-devant de nous, en marchant avec nous, nous accompagnèrent, entourant notre train, caracolant, multipliant les coups de feu jusqu’à notre descente du train.

Bamako est un très joli centre, beau marché indigène très animé, jardin zoologique et très belles promenades environnantes. La cérémonie fut bâclée rapidement et nous repartions pour Koulikoro, sur le Niger, fin de la ligne. Nous avions mis 36 heures de Dakar, ce qui sera désormais l’horaire.

Dix minutes après, nous étions sur un bateau qui nous attendait et nous amenait sur l’autre rive du Niger. Là des voitures Ford nous attendaient également, nous partions pour Ségou par des pistes sur lesquelles travaillaient des équipes de noirs depuis des mois, que ne ferait-on pas pour que Monsieur CARDES n’attende pas ! Le soir nous arrivions à Ségou, bien reçus par l’administrateur chez lequel nous dînions, et on nous montra nos cases pour coucher.

SÉGOU

Le lendemain matin, levé de bonne heure, parades militaires habituelles, fêtes indigènes plus agréables que ce que nous avons vu jusqu’ici, plus naturelles et par conséquent bien plus jolies ; moins chiens savants, plus couleur locale. La main du blanc n’a pas encore eu le temps d’agir aussi fortement par ici. On trouve dans ces fêtes les féticheurs qui, s’ils ont perdu presque tout leur pouvoir sur l’indigène, restent néanmoins un accessoire indispensable à leurs cérémonies.

Nous embarquons sur le « Mage », grand bateau à roues, ne fonctionnant qu’un mois ou deux, au moment des grandes eaux. Nous y sommes installés assez confortablement : couchettes par quatre. Nous allons faire sur ce bateau un millier de kilomètres sans avoir beaucoup de choses à raconter. Les rives du Niger sur ce parcours sont presque toujours semblables, la brousse, toujours la brousse.

Le grand Sahara à notre gauche et de temps en temps des villages nègres à notre droite. Ce décor monotone ne commence vraiment qu’à partir de Mopti, que nous trouvons à notre gauche dans la journée du lendemain, et où nous faisons un court arrêt.

Mopti est un centre important où l’on cultive le coton indigène, comptoirs coloniaux tenus par des blancs. À peine quatre jours après avoir quitté Dakar, nous traversions le Debbo, grand lac formé par un immense trou et servant de déversoir au Niger, en même temps que de réservoir. Il permet d’alimenter l’autre partie du fleuve qui redescend vers le sud et entretient sur ses berges une végétation qui n’existe pas dans la région d’où nous venons.

Quand le sirocco, vent du nord, souffle il y a quelques fois sur cette petite mer de véritables tempêtes. Nous traversons le Debbo par un beau temps, d’ailleurs notre bateau est de force à résister à ces coups de vent, cela ne devient dangereux que pour les chalands qui n’ont pas de tirant d’eau. Avant d’arriver à Kabbara, notre point terminus, un court arrêt à Diré, aux cotonnières du Niger, où je dois revenir et dont je parlerais plus tard.

KABBARA

Kabbara, port de Tombouctou. Des chevaux sont prêts, ils nous attendent, car nous avons une quinzaine de kilomètres à parcourir dans les dunes pour atteindre Tombouctou. Ceci est la partie du voyage qui me plaît le moins comme moyen de locomotion, mais il n’y a pas moyen de faire autrement. J’ai un gros cheval de cavalerie et je peine énormément, surtout qu’il faut continuellement monter et descendre des dunes, et les arrachages des pieds du cheval dans le sable me font prendre des positions impossibles et m’éreintent.

À deux ou trois kilomètres de Tombouctou, n’en pouvant plus, je prends le baudet d’un arabe et fais mon entrée dans cet équipage dans la ville du mystère. En quinze jours, j’avais fait le voyage Paris Tombouctou par le Niger, c’était un record…et abandonné par ma maison…

TOMBOUCTOU

Je passais rapidement sur la cérémonie officielle en l’honneur du Gouverneur et allais faire un tour dans la ville. Je revenais au centre où se trouve le marché, c’est-à-dire tous les marchands. C’est toujours dans une ville arabe, l’endroit où l’on juge le mieux les habitants. La population est mélangée : Arabes du nord, touaregs du Hoggar soudanais, et quelques Européens.

La ville est assez vivante, et par moments, l’on ne se croirait pas au milieu des sables sahariens. J’ai vu des villes arabes du nord où, bien souvent, je me sentais plus loin de toute civilisation qu’ici. J’apprenais que l’on attendait l’arrivée de l’Azalaï, caravane de 2 500 chameaux chargés de barres de sel gemme qu’ils ont été chercher au fond du désert, expédition des plus dangereuses à tous points de vue, et protégé et escorté par des spahis et tirailleurs.

J’allais me placer sur la terrasse d’une case en dehors de la ville et face au grand Sahara. Dans l’immensité des grands sables, j’aperçus à l’horizon un point noir qui se mouvait : c’était la caravane, la grande caravane ! qui arrivait des mines de sel gemme de Taoudéni, traversant le terrible Tanezrouf, le pays de la soif, le pays où les plus braves ne peuvent s’empêcher de frissonner…

Elle arrivait au pas rythmé et pesant des chameaux. Le point grossissait régulièrement. Bientôt j’apercevais les détails, ils se rapprochaient et se précisaient.

Les bêtes, la tête altière malgré leur lourde charge, ne paraissaient pas avoir accompli une si rude randonnée. C’est une particularité du chameau, jusqu’au dernier moment, il va toujours de même, puis il tombe tout d’un coup sans avoir fait prévoir la fin si proche… Les hommes, quoique se tenant parfaitement bien, révélaient par leur allure, ce que le voyage avait pu être…

TOMBOUCTOU LA MYSTÉRIEUSE ?

J’allais avoir l’explication de ce mot.

Les 2.500 chameaux passèrent tout près de moi, et se divisant, s’engouffrèrent dans les petites rues, je devrais dire plutôt ruelles en labyrinthe de la ville arabe.

Je filmais le défilé, toujours regardant vers le nord pour avoir la caravane venant à moi, et prenais des détails pour montrer dans mon film l’installation des barres de sel de trente kilos chacune sur le dos des chameaux, ainsi que les têtes des hommes et des bêtes.

Il n’y avait pas une demi-heure d’écoulée, les derniers chameaux allaient passer, je me tournais vers la ville pour avoir comme suite à mon film, l’entrée, et m’attendant à un tableau ayant les derniers chameaux au premier plan, à une vue de la ville avec le fourmillement de cette masse qui venait d’y entrer.

À ma grande surprise, il n’y avait … rien… rien, le calme absolu… Les quelques dizaines de bêtes qui passaient près de moi à ce moment, rentrant dans les ruelles méthodiquement comme si chacun avait son itinéraire tracé d’avance et disparaissait à la vue, comme fondu, rentré sous terre. Je me demandais si c’était de la magie, voici l’explication que j’eus après, et que je pus constater de mes yeux en allant faire un tour dans la ville, accompagné, très obligeamment, par Monsieur CIREY.

La partie indigène de ces villes arabes est toujours pareille. Toutes les cases sont entourées de murs, de sorte qu’en suivant les ruelles étroites (1m. à 1m50), on marche entre deux murs, tantôt à droite, tantôt à gauche, trouvant toujours les mêmes murs.

Quand on ne connaît pas bien l’endroit, on finit par perdre le sens de la direction. Je dis ceci pour donner une idée de la disposition, car en réfléchissant, on se guide rapidement avec l’orientation des ombres. C’est dans ce dédale que sont entrés tous les chameaux. Devant chaque case, se tenait le propriétaire, prêt à recevoir la quantité de bêtes qu’il pouvait cacher, oui cacher, et cette entente, cet accord tacite, font la force du mahométan.

Les bêtes sont reçues sans bruit, il les fait rentrer, les fait baraquer (accroupir), puis, plus rien… Il n’y a pas eu besoin de répétition ; du moment qu’il s’agit de l’intérêt général, chacun est à son poste et tout cela afin de permettre de cacher le plus possible la quantité de sel qui arrive, et faire monter les prix sur le marché. Voilà pourquoi on dit : Tombouctou « la Mystérieuse ».

DIRE, AUX COTONNIÈRES DU NIGER

J’arrivais le soir. Je fus reçu par Monsieur HIRSCH et je dis adieu au Mage. Tout le monde fut plein de délicatesse pour moi. Monsieur HIRSCH me remit entre les mains d’un de ses ingénieurs en lui recommandant de me faire dîner, de me fournir une case, un boy et faire mettre tout en place pour me reposer le plus tôt possible.

Il me donna le bonsoir m’assurant qu’il serait temps de discuter le lendemain à l’heure que je voudrai. L’ingénieur me présenta à sa dame et la pria de faire préparer le souper, puis il m’emmena visiter ma case, une petite maison pour moi tout seul, et je fis connaissance avec mon boy, Baccali. Je demandais à prendre une douche avant de dîner, ce qui fut fait en vitesse, car il était tard, et à dix heures nous nous installions devant une table de roi.

J’allais me coucher à une heure du matin n’en pouvant plus. Je me réveillais le lendemain matin à dix heures, Baccali attendait patiemment dehors, accroupi dans le sable et fixant l’entrée, le moment de mon réveil. Je prenais mes ablutions tandis qu’il faisait la navette entre ma case et le Niger, distant de cinquante mètres, pour m’approvisionner d’eau. Ma case était divisée en deux pièces, la première, formant entrée avec des arcades, se trouvait en plein air (pas de porte ni de fenêtre qui ferment), cette première pièce me servait de cabinet de toilette.

J’ai devant moi les superbes cotons et un peu à droite au fond le village noir avec ses huttes en paille qui varient encore le tableau. J’arrivais à la case de l’ingénieur. Tout le monde m’attendait. Une table était dressée dehors avec une multitude de bouteilles : toutes les marques d’apéritif français étaient, je crois, représentées ( c’est le grand chic chez les coloniaux, orner sa table des marques françaises d’apéritif et de vin, venues du Pays, fût ce à prix d’or) ; au milieu de tout cela un seau a glace, les boys stylés, la serviette sur le bras. J’étais ahuri devant ce spectacle. Après le déjeuner qui fût frugal, j’allais avec ces messieurs faire la visite des cotonnières. C’est une installation magnifique, c’est un travail de géant que celui d’avoir su apporter et aménager tout le matériel nécessaire à pareille installation dans un tel pays.

Il a fallu tout d’abord défricher les terrains ; le terrain de l’exploitation fait plus de 15 kilomètres de profondeur. Il a fallu déraciner d’énormes arbres aux puissantes racines s’étendant à de longues distances comme de grands serpents, enlever la brousse inextricable trop près du fleuve qui repousse aussitôt derrière les ouvriers noirs.

On pratique ce défrichage de cette manière : un isolement est fait sur un grand carré et le feu est mis au centre, c’est le seul moyen d’y arriver. Pour en venir à bout, il n’y a que le feu et la dynamite. Le feu pour la brousse inextricable et la dynamite pour les termitières qu’on y trouve en assez grande quantité. Après ce défrichement, – je répète et souligne : travail de géant – il fallut retourner, labourer la terre, en un mot en faire une terre cultivable, et cela en travaillant d’une façon continue afin de ne pas laisser le temps à la brousse de croître à nouveau.

Un canal de 14 kilomètres de long fut creusé, partant du bord du fleuve et allant vers le fond. De puissantes machines furent installées sur la rive captant les eaux et alimentant d’une façon continue le canal, des petits canaux latéraux avec des combinaisons de vannes, et voilà de quoi arroser continuellement le terrain sur une vaste étendue d’un bout à l’autre, et faire pousser du coton magnifique. Les capsules sont énormes et donnent du coton de toute beauté.

Devant l’ensemble de cette exploitation, au milieu d’un pays où l’on ne voit aucune culture, où tout pousse dans un fouillis désordonné, la première impression semble être un rêve. J’ai pu assister à presque tous ces travaux, car lors de mon passage, les cotonnières étaient en train de s’agrandir, et on défrichait le plus loin. Sur un côté le travail était presque terminé, et de l’autre il commençait ; ce qui me permettait d’ailleurs de faire un film complet.

C’est pourquoi aussi M. HIRSCH avait demandé un opérateur. Tout ce travail est fait bien entendu par des indigènes : noirs, Bambaras ou Toucouleurs en grande partie. Ils ont leur village en dehors de l’exploitation ; ils ont leur bétail avec eux : bœufs à bosse, moutons, chèvres et poulets. La ration de mile est fournie par l’exploitation et les travailleurs sont payés. En dehors de leur journée de travail aux cotonnières, ils font commerce avec le personnel blanc : ingénieurs et ouvriers qui sont installés avec leur famille et forment un petit village, le village des blancs, charmant et coquet, cases construites avec goût et entourées de fleurs. Pour l’approvisionnement il n’est pas besoin de se déranger : tous les jours les nègres viennent vendre leur camelote : des œufs à quatre sous la douzaine et des poulets à vingt sous, créant une animation et une égalité dans ce petit coin paradisiaque.

Le soir, j’allais manger généralement chez le géomètre qui nous faisait préparer par son boy aidé de Baccali que j’amenais dans cette intention, un poulet, dont le prix modique permet d’en manger souvent. Le poulet des noirs est généralement éthique et il n’y a que des os à ronger, mais aux cotonnières où la terre est cultivée, les bêtes trouvent abondamment à se nourrir et nous mangeons une bonne volaille arrosée de vin de France : le géomètre ne se laissait manquer de rien et avait tout ce qu’il fallait. Après le repas, souvent nous allions faire une promenade à cheval flanqué de nos boys qui portaient nos fusils : nous allions voir… le Lion. Enfin le jour du départ arriva. Monsieur HIRSCH était déjà parti et je devais le rejoindre à Dakar.

Notre péniche était prête, sorte de bateau plat, ressemblant un peu à nos anciens bateaux-lavoirs, surmontée d’une cabane à toiture au centre et ajourée autour pour avoir de l’air : trois lits Picot étaient installés à l’intérieur, une petite séparation et un fourneau à bois pour notre cuisine. J’embarquais avec deux ingénieurs qui se rendaient à Sama, deux boys et huit laptots. Les laptots sont des noirs superbes, des hommes de bronze, athlètes aux muscles saillants, ce sont les navigateurs du Niger.

Ils sont venus nous faire faire plus de mille kilomètres sur le fleuve où les eaux se sont retirées cherchant les passages, les flaques d’eau, si je puis parler ainsi, marchant d’une façon rythmée au coup de sifflet, comme sur des galères. De ma vie et dans mes voyages, je n’ai jamais vu d’homme aussi beau : tous leurs muscles sont si développés qu’ils sont tous apparents, et qu’on en pourrait faire l’anatomie extérieurement.

La marche fut facile jusqu’au grand lac Debbo. Notre arrivée sur ce lac fut saluée d’un grand coup de sirocco produisant une véritable tempête qui nous obligea à revenir sur la rive et à ne pas tenter la traversée, dangereuse par ce gros temps, avec ce genre de bateau plat dont la cabane qui le surmonte lui faisait prendre un balancement allant en s’amplifiant. Aussi, n’aurions nous pas tardé à être projetés dans le domaine des caïmans pour faire leur régal. Ce jour-là ne devait pas être mon dernier, car il était grand temps que nous atteignions la rive. Après nous être amarrés dans les hautes herbes, nous nous apercevions que nous n’allions pas prendre le repos espéré : c’était l’invasion de moustiques.

Nous forcions la dose de quinine, mangions rapidement un morceau de poulet et nous enfouissions sous nos moustiquaires. Le lendemain matin, par une série de manœuvres, nos laptots en contournant les rives et cherchant des abris franchissaient le Debbo et nous amenaient sur l’autre rive dans la soirée. La nuit fut bonne et le lendemain matin, nous reprenions notre marche sous le soleil de plomb, au rythme régulier du pas de nos laptots, qui allaient d’une façon mesurée et marquée, d’un bout du chaland à l’autre, poussant la perche, la retirant et la replongeant dans l’eau ; le maître de manœuvre debout sur l’avant, le sifflet à la bouche, beau comme un bronze, réglait la marche et indiquait les passages. Celui qui connaît la Loire peut avoir une petite idée de ce fleuve ( je veux dire la Loire aux moments de sécheresse ) des bancs de sable laissant passer des filets d’eau où il faut la connaissance et l’habileté de ces hommes pour naviguer.

Les rives sont toujours pareilles : de la brousse, encore de la brousse ; des marigots par endroit entrant dans les terres où l’eau s’accumule et où se donnent rendez-vous les hippopotames dont on voit les mufles sortir de l’eau. Sur les bords du fleuve des oiseaux de toutes sortes ont l’air de se reposer.

C’est le calme absolu : ils sont venus là pour se désaltérer et ils se reposent. Les espèces sont généralement ensemble : des marabouts qui nos donnent de loin l’impression d’homme en habit noir, les légères aigrettes… Les caïmans ressemblent à du bois mort, dorment… Tout dort… Sous la forte chaleur au bord du fleuve sans eau, toutes les bêtes se reposent…

De temps en temps nous tirons un canard sauvage, ce qui vient rompre un peu la monotonie en occasionnant une envolée générale, et ce qui fait la joie de nos noirs qui font leur repas de l’oiseau : il faut avoir leurs dents pour le manger, car ces canards sont durs comme du bois. Presque chaque jour nous rencontrons un village, nous apercevons de loin ce tas de huttes tout au bord du fleuve : les femmes lavent leur linge, les boubous par exemple qu’elles aiment toujours très blancs ; d’autres femmes font la toilette des enfants, l’enfant est tenu par une jambe ou par un bras et trempé successivement dans l’eau et frotté ensuite vigoureusement. D’ailleurs, les Soudanais sont très propres.

Ce jour-là il y avait un bon moment que je somnolais, quand tout d’un coup l’envie de me dégourdir me prit. Je coiffais mon casque et sortais. Pas plus tôt dehors, je poussais une exclamation et appelais mes compagnons : j’avais devant les yeux un paysage de toute beauté. À quelque distance devant nous, le fleuve barré comme par une légère brume, ainsi qu’on en voit sur les étangs par les belles matinées d’automne. Au-delà de cette brume, estompant et reliant les deux décors, il y avait de l’eau dans le fleuve.

Le Niger semblait partir sur la gauche et sur la droite comme un cap venant de l’horizon et se jetant dans le fleuve, au milieu une pointe de terre sur laquelle était un magnifique village arabe avec palmiers et grande mosquée. Je regardais mes compagnons, ils souriaient ; les noirs regardaient en dessous, et … souriaient. Je commençais par dire : « Mais enfin c’est une surprise, nous n’avons pas pris le chemin que j’ai pris à l’aller ! », ne comprenant pas, me demandant si peut-être nous avions coupé par un marigot…

Cependant toutes ces réflexions avaient été rapides et je m’étais retourné quelques secondes, quand mes yeux se reportèrent sur le décor de fée. Il n’y avait plus rien… plus rien que les rives aux herbes desséchées, les bancs de sable et l’interminable brousse… C’était un mirage… Je compris alors pourquoi les mirages étaient aussi fatigants. Quelques jours plus tard, nous arrivions à Mopti.

Mopti est un grand port du Niger très important par son trafic. Il abrite bon nombre d’Européens, son marché est conséquent et il contient de nombreux comptoirs coloniaux. On s’y arrêta vingt-quatre heures et furent reçus par les ingénieurs agronomes venus là pour le coton. Ils étaient connus de mes deux compagnons et nous passions une journée des plus agréables, journée qui nous fit oublier instantanément toutes nos misères passées. Je n’ai pas besoin de dire ce qu’est l’hospitalité coloniale. Après promenade et visite au travaux des ingénieurs sur la culture du coton, le soir nous nous asseyions devant un festin de roi, spécialement préparé en notre honneur.

J’avais à peine eu le temps dans la journée de m’échapper seul acheter quelques petites bricoles aux indigènes ; j’emportais aussi quelques noix de cola fraîches qui sont un adjuvant de la quinine et réconfortant quand on se sent fatigué. Le lendemain matin, après des adieux cordiaux, nous quittions Mopti pour faire route sur Sama, autre cotonnière en période d’installation.

Mopti s’effaça tout doucement et nous reprenions nos paysages d’avant-veille avec cette différence que les villages étaient plus rapprochés, ce qui donnait un peu plus de vie. Le pays se modifiait légèrement aussi : on sentait l’approche d’un lieu plus mouvementé, l’approche du Haut-Niger. Enfin, près d’un mois après notre départ de Diré, nous arrivions à Sama. Notre marche avait été si rapide qu’on en pouvait déduire que nos laptots avaient été bien traités par les cotonnières.

SAMA

Nous débarquons sur le petit quai fait par la cotonnière encombré de machines et de caisses non ouvertes. Nous sommes reçus par les ingénieurs qui nous attendaient et quittons définitivement notre équipage avec lequel nous avions fait de si dures étapes. Le plus pénible du voyage du retour était passé.

Le village des Européens est bâti sur le bord du fleuve comme à Diré, mais moins important. Les cases étaient embarrassées de matériaux de toutes sortes qui arrivaient tous les jours par des chalands. Bien entendu, les ingénieurs n’avaient pas encore songé aux jardins, et d’ailleurs, ils n’en avaient pas le temps, trop occupé à l’installation des puissantes machines à capter l’eau.

L’exploitation était en plein travail de défrichement, on commençait à creuser le canal. D’un côté, l’installation des machines, de l’autre, le feu dans la brousse, les termitières sautant à la dynamite. D’autre part, sur des parties défrichées, commencement de labour et ouvriers noirs creusant le canal, ensemble d’activités intenses qui au premier abord, après les journées passées, nous étourdissait et ensuite nous laissait en admiration devant ce travail gigantesque.

Le soir, quoique fatigué, je descendais les deux boîtes de film qui me restaient et que j’avais réservées pour cette exploitation. Je vérifiais mon appareil, le nettoyais, le graissais et le chargeais pour être prêt à tourner de bonne heure le lendemain matin, car je devais m’arrêter un peu à Sama.

BAMAKO

Je restais une journée à Bamako, attendant un permis. Le lendemain matin, je montais jusqu’au Palais du Gouverneur d’où il y a une vue magnifique sur Bamako et la région environnante. Si on tourne le dos au palais et qu’on regarde vers le Haut-Niger, on jouit d’un panorama splendide : la ville au premier plan et dans le fond le Niger coulant au milieu de montagnes de toutes formes et aux tons les plus variés.

Je ne pouvais cesser d’admirer ce spectacle qui me reposait des interminables journées de bled. Je descendais pour déjeuner, me promettant de revenir le soir pour le coucher du soleil.

Après le déjeuner sous les palmiers du jardin du buffet de la gare, j’allais me promener en ville. Il y a beaucoup d’Européens à Bamako : personnel d’administration, de comptoirs coloniaux, militaires…, et la ville logeant tout ce monde est bâtie coquettement par le soin des français. En sortant de la gare, je montais l’avenue bordée de jolies petites maisons entourées de jardins bien soignés.

Au bout de 200 mètres, je tournais à gauche, sous une allée de palmiers, et arrivais en plein marché, sur une grande place. Fourmillement de noirs vendant les choses les plus disparates : ici un marchand de cuir, là un marchand de piments et de papaïs ; à côté des foies de mouton en brochette, des marchands de gâteaux, d’étoffe, etc.… et circulant autour de ces noirs, des Européens au casque et costume blancs, faisant hâle sur ces couleurs sombres.

Je reprenais la grande allée par où j’étais venu et la continuais tout droit, laissant l’avenue de la gare à droite, remontant légèrement à gauche, j’arrivais au Jardin zoologique. Ce jardin renferme une petite collection de bêtes, mais quelles bêtes !

Elles sont dans leur pays, dans leur climat, et ne sont pas endormies comme celles de nos jardins. Un lion de toute beauté allait et venait dans sa cage, furieux certainement d’être dans ce piège, et paraissait beaucoup plus féroce que celui que j’avais aperçu un soir vers Gouldhan venant sournoisement essayer de chaparder dans le camp des noirs. Je m’attardais dans ce jardin et revenais souvent vers mon lion, tant et si bien que je rentrais trop tard pour monter admirer le coucher du soleil.

Je préparais mes affaires, je soupais et allais faire un tour dans la ville, rôdant jusqu’à l’heure de mon train où je m’installais dans ma couchette. Je quittais Bamako en direction de Dakar que je devais atteindre le surlendemain matin, c’est-à-dire 36 heures après.

À Dakar, je rendis visite à mon ami FOURNIER, directeur des Grands Cafés, qui me logea. Je devais rester huit jours à Dakar pour attendre mon bateau, un bateau de la compagnie Paquet. Un jour, Monsieur FOURNIER m’invita à déjeuner et à passer l’après-midi chez lui.

Je fis la connaissance de Madame FOURNIER et de leur petit garçon de quatre ans environ, gentil et espiègle, qui nous amusa toute la journée en jouant avec un phacochère, sorte de petit sanglier apprivoisé, dont l’enfant faisait ce qu’il voulait. Je pris des photographies et, finalement, je dînais avec eux, allais à leur cinéma au Café du Palais, et rentrais me coucher vers une heure du matin.

En effet, quand j’aperçus la « Bonne mère » de Marseille, il me semblait qu’il y avait deux jours seulement que je naviguais sur ce bateau, et je rentrais à Paris, abandonnant de nouveaux amis.